Les Trois Reliques d’Orvil Fisher
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Décidément, Di Rollo ne fait rien pour convaincre ses détracteurs de changer d'avis. Ceux-là ne verront dans son dernier roman qu'un western post-apocalyptique privilégiant banalement la violence extrême qui, il est vrai, semble sa marque de fabrique. Erreur grave. La catégorie « drame métaphysique », si d'aventure elle existait, rendrait mieux compte, sans toutefois en épuiser la richesse, de l'histoire contée par l'enfant terrible de la S-F française.
Simplicité confondante des phrases (tant au plan stylistique que descriptif), pureté et linéarité de l'action, construction classique — l'apparence du roman pourrait laisser une impression de bâclage à un lecteur pressé. Mais ne nous y trompons pas. La sécheresse, la rusticité de l'écriture sert à merveille le propos. De fait, Di Rollo renouvelle la dimension tragique de son œuvre à partir du matériau le moins noble qui soit, presque le plus abondamment travaillé : ici, une banale histoire, mille et mille fois réécrite, de vengeance.
La terre, futur proche. Le désert croît, l'eau est devenue un bien aussi précieux que le diamant. Abandonné de son père, Orvil Fisher grandit à Lucité, dans un bloc miséreux rendu plus sinistre encore par le grand froid et les ténèbres de la pollution. Un soir, il assiste, impuissant, au massacre de ses grands-parents par un sniper (scène d'anthologie) qu'il va tenter à tout prix de retrouver. Ayant fait l'apprentissage de la douleur, puis du meurtre, il deviendra lui-même un tueur et éliminera, sans la moindre pitié, tous ceux qui se dresseront sur sa route. Est-ce tout ? Orvil Fisher l'orphelin ? Oui. Car il y a, dans ce personnage qui semble incarner quelque fatalité à laquelle nul ne peut échapper, une sorte d'ange exterminateur dont l'essence paraît s'être concentrée sous l'apparence d'un homme banal, ressemblant à tout le monde : désespéré et ignorant, en quête de sens, de réponses, de leçons.
« Avez-vous appris au moins quelque chose ? » répète inlassablement la girafe Kinjie. En guise de leçon, Orvil pour sa part délivre un savoir qui fait de lui un maître invisible et secret, au service de la mort mystérieuse. « Il y a peut-être un sens à la vie, et ce sens, c'est la mort qui le lui donne. » Incapable d'éprouver ni joies ni remords, qu'il s'agisse de tuer un animal, un inconnu ou un camarade, il avance de place en place livré à lui-même (à ses démons), cherchant une transcendance dans le mal alors qu'il devine peut-être ne pouvoir la trouver que dans sa propre mort.
Comment peuvent vivre un homme, un peuple qui ne croient plus en rien ? Qu'est-ce qui les fait continuer ? C'est sans doute cette fatidique absence divine, la disparition de Dieu qu'interrogeait déjà Di Rollo dans Meddik, qui a condamné l'homme à l'errance, et la terre à la sécheresse, et la nature à la tristesse, et l'âme à tenter de saisir un bonheur frelaté dans les paradis délétères de la K. Beckin ou de l'arène ; c'est cette absence qui a provoqué tous ces meurtres, remarquables (et cependant banals dans leur atroce mécanicité) ou absolument insignifiants. Orvil, comme les autres, s'ennuie. Et les jeux stupides qu'il s'invente le distraient. Tuer, oui : pour tuer l'ennui, pour tuer l'absence de sens. Car « il n'y a pas de sens […] juste un but ».
Cette liberté absolue de l'homme en proie à l'absurdité, Orvil tente de s'en convaincre — sans toutefois jamais parvenir à se libérer de la servitude que sa Némésis lui a volontairement choisie. Un but ? Orvil Fisher reste au fond la pitoyable marionnette de Milestone, le sniper. De la même façon, le sniper, machiavélique, tient d'étranges propos au tueur qui veut le liquider, en soulignant que lui seul, Milestone, en épousant la loi d'airain du déterminisme, est parfaitement libre face à des événements comme la vie et la mort où tous les hommes jouent le même pathétique rôle, répètent les mêmes phrases vides de sens, vont jusqu'à reproduire les mêmes gestes de désespoir qui jamais ne les sauveront.
Pourtant, pas plus l'un que l'autre n'est libre. Dépourvu de rêves, d'espoirs, de liens, de failles ou de sentiments, (s'ils en possèdent, l'auteur ne les révèle pas), les deux tueurs ne vivent jamais vraiment, ils survivent. Rien ne vient à bout de ces ombres, qui semblent ne plus éprouver de douleur, dont la présence au monde est incertaine. Si bien que leur liberté fausse est battue en brèche par celle, pourtant aussi risiblement contrainte, des taureaux mutants sacrifiés dans l'arène ou des girafes qui, l'espace d'un instant ineffable, remplissent l'existence spectrale d'Orvil.
La vision de ces animaux sauvages, qui traverse toute l'œuvre de Di Rollo, ne laisse pas d'intriguer. Il faut prendre un tel bestiaire comme symbole. Les animaux (donc les symboles) parlent à l'homme, qui ne les comprend pas — ou plus. Par l'arche du roman, Di Rollo semble essayer de sauver quelque chose de l'homme — des signes, des affects, des histoires — face au néant qui menace, face à la défaite de l'intelligence et de la vie. Avez-vous appris au moins quelque chose ? Raconter. Se raconter. C'est pourquoi, ironiquement, le roman se résout à la manière d'une fable, certes tragique. La tragédie humaine selon Di Rollo, ce serait peut-être cela : avoir inventé le bien, le mal ; en avoir perdu la signification ou n'en conserver que quelques traces devenues indéchiffrables.