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Lavinia

Avec Lavinia, son dernier roman en date, Ursula K. Le Guin nous invite à un voyage dans le passé, quelque part entre mythe et réalité, en cette terre du Latium où naîtra la Rome républicaine puis impériale. Une pause enchanteresse et bucolique où s’exerce l’acuité redoutable du regard de l’ethnologue. Une parenthèse empreinte de poésie et de lyrisme. Une invitation à relire L’Enéide de Virgile, texte épique s’il en est, retraçant le périple d’Enée et les origines mythiques de la cité de Rome.

« Une fille lui restait, seule héritière de sa maison et de ses vastes domaines, déjà mûre pour le mariage, bien en âge de prendre un époux. Plusieurs princes du vaste Latium et de l’Ausonie toute entière briguaient son alliance. »

Lavinia occupe bien peu de place dans L’Enéide, son rôle consistant à devenir la femme du héros Enée, et par là même à sceller l’alliance entre Troyens et Latins. Ursula K.?Le Guin choisit de faire de la jeune femme la narratrice et le personnage titre de son roman. Lavinia se pose ainsi comme la réécriture, du point de vue féminin, d’une partie de l’épopée de Virgile. L’auteur mourant apparaît lui-même dans le récit, spectre en provenance du futur, lorsque Lavinia se recueille dans le secret du sanctuaire de sa famille. Le dialogue noué entre les deux personnages — le réel et le fictif — se révèle très touchant, un des moments forts du roman. Le poète lui dévoile le passé — la guerre de Troie, le séjour en Afrique chez Didon — et le futur — l’arrivée d’Enée et la période augustéenne —, se faisant ainsi oracle. On le constate rapidement, ce dispositif narratif sert de prétexte à une réflexion sur la liberté et le destin, sur le réel et la fiction. Personnage anecdotique et pourtant capital de l’épopée — en elle, la lignée d’Enée fait souche —, Lavinia ne vit qu’au travers des écrits de Virgile. Ici, elle incarne la légende, restant consciente de son caractère fictif, en grande partie imaginaire, et interpellant avec régularité le lecteur à ce propos. Ce faux monologue impulse un sentiment de trouble. Il rend la jeune femme d’autant plus réelle. Lavinia incarne aussi un destin livresque et tente de l’accorder à sa liberté. Un destin pour ainsi dire gravé dans le marbre. Forcer la main à son père, s’opposer à sa mère, à sa famille et à son peuple. Epouser la cause de l’étranger, de l’exilé. Exister en tant que tel et non uniquement sous la plume d’un autre.

Lorsque le roman débute, Enée débarque avec armes et bagages. Lavinia assiste à l’événement annoncé par le spectre de Virgile. Puis, sans transition, l’histoire se décale dans le passé. Le Guin nous plonge au cœur du Latium archaïque. Immersion immédiate aux côtés de gens simples, petits paysans, esclaves, maisonnée du roi Latinus. La limpidité de la narration et l’authenticité de la reconstitution frappent aussitôt l’esprit. Une vie près de la nature, le sacré imprégnant par ses rites chaque geste du quotidien. Les couleurs, les odeurs, les sons, rien ne manque. Le cadre du drame à venir est dressé. Il ne reste plus aux événements qu’à se dérouler, fatidiques puisque déjà écrits. Alors en attendant, on fait connaissance avec Latinus, vieux roi fatigué désirant la paix. Avec son épouse Amata, rendue folle par le chagrin, avec Turnus, impétueux et jeune souverain de Rutulie, avec Drances, conseiller roublard de Latinus. Avec Enée enfin… On s’émerveille du traitement des personnages, de l’atmosphère envoutante tissée par l’auteure. Un tropisme dépourvu d’artifices et de fioritures. Tout l’art du conteur au service de la littérature.

« Comme Hélène de Sparte j’ai causé une guerre. La sienne, ce fut en se laissant prendre par les hommes qui la voulaient ; la mienne, en refusant d’être donnée, d’être prise, en choisissant mon homme et mon destin. L’homme était illustre, le destin obscur : un bon équilibre. »

Ecrit à près de 80 ans, Lavinia démontre que le meilleur de l’œuvre d’Ursula K. Le Guin n’est pas derrière elle. Loin de s’endormir sur son passé, elle écrit un roman tout bonnement époustouflant — salué au passage par le prix Locus. Lavinia rappelle ainsi les titres les plus importants de sa bibliographie : Les Dépossédés ou La Main gauche de la nuit, pour n’en citer que deux, ni plus ni moins.

Le Commencement de nulle part

Deuxième titre d’Ursula K. Le Guin publié par Actes Sud, Le Commencement de nulle part est un roman de fantasy assez classique en apparence, reposant sur des vrais lieux communs du genre, mais traités à la sauce propre à l’auteur, ce qui lui donne en définitive un parfum assez singulier.

Hugh est un jeune paumé grassouillet, enfermé dans son misérable boulot de caissier et étouffé par une mère exigeante. Un jour, un peu par hasard, ou peut-être poussé par une impulsion indéfinissable, Hugh atterrit dans un pays de nulle part, hors du temps, plongé dans un crépuscule perpétuel. Hugh y trouve un contentement paisible qu’il n’a jamais éprouvé par ailleurs. L’eau de la crique isolée devient bientôt une véritable drogue pour lui, et il ne peut plus se passer de ses escapades dans cet ailleurs onirique qui lui offre enfin ce qui lui manquait tant sans qu’il en ait bien conscience.

La jeune Irèna, de son côté, avait également déniché ce pays de Tembreabrezi par elle-même, depuis quelque temps déjà. Elle l’a davantage exploré, a rencontré ses habitants, appris leur langue… Bien qu’étant toujours une étrangère, et sans doute le restera-t-elle à jamais, elle a ainsi trouvé à s’intégrer relativement dans cet ailleurs fantasque, où les gens sont si sympathiques, à mille lieues du couple au bord de la rupture qu’elle est contrainte de subir dans la « vraie vie ». L’arrivée de Hugh, cependant, la perturbe ; c’est comme si le pays ne devait être qu’à elle… Jalouse, elle le devient encore plus quand les habitants de la ville de la montagne en viennent à voir en Hugh leur sauveur, annoncé par quelque prophétie mal définie. En effet, depuis un certain temps, les habitants de Tembreabrezi ne peuvent plus emprunter les routes qui les relient au reste du pays de nulle part ; cet isolement les condamne à plus ou moins court terme. Quant à Irèna, elle rencontre de plus en plus de difficultés à emprunter le Passage…

La rencontre inévitable entre Hugh et Irèna sera ainsi tumultueuse. Mais, pour sauver Tembreabrezi et trouver toujours refuge dans ce havre de paix (ou une bonne raison de le quitter ?), il leur faudra accomplir une quête ; et c’est ainsi, dans cet ailleurs improbable, qu’ils apprendront à se connaître, tandis que l’angoisse les environne, changeant quelque peu la donne par rapport à la quiétude qu’avait toujours représenté jusqu’alors cette contrée de Tembreabrezi.

Ce pays hors du temps auquel ne peuvent accéder qu’une poignée d’initiés n’a sans doute pas grand-chose d’original, et de même pour la prophétie et la quête qui s’y insinuent à plus ou moins bon droit. On reconnaîtra par ailleurs que le roman ne brille pas toujours sur le simple plan du style, alternant moments de pure beauté et maladresses quelque peu déconcertantes (mais peut être la traduction est elle en cause ?). La conclusion, enfin, est sans doute un peu terne… A s’en tenir à ces critères, Le Commencement de nulle part serait une œuvre mineure, bien loin des plus belles réussites de l’auteur, tous genres confondus.

Il ne manque pourtant pas d’intérêt. Car, au-delà de Tembreabrezi et de son onirisme, Le Commencement de nulle part est avant tout une étude de caractères. Avec Hugh et Irèna, Ursula K. Le Guin a conçu deux très beaux personnages, complexes et émouvants. On les ressent au fil des pages, celles qui les voient vagabonder en quête d’une échappatoire dans le pays du crépuscule, mais probablement plus encore celles qui les voient lutter, ou au contraire céder, dans un monde bien réel qui les dépasse et les écrase. Le Guin a su peindre une humanité du quotidien, aux abois comme de juste, que ses frustrations diverses pourraient condamner à une médiocrité désabusée ; Tembreabrezi permettra pourtant à ces personnages de se réaliser, mais en puisant en eux-mêmes bien plus qu’en fournissant une quelconque solution miracle tenant de la pensée magique. Et c’est ainsi que Le Commencement de nulle part, qui débute dans la dépression et malmène ses héros au travers de leurs angoisses intimes réifiées dans la légende, se révèle en définitive une belle leçon d’espoir.

Malafrena

Bien que situé dans un pays imaginaire (l’Orsinie, que l’on avait déjà abordé avec les Chroniques orsiniennes, publiées en français chez le même éditeur), Malafrena ne relève en rien de la science-fiction ou de la fantasy usuelles chez l’auteure. On peut bien parler de « littérature générale » pour ce roman, qui verse dans l’historique, avec une grosse influence de romantisme stendhalien.

Malafrena se déroule donc en Orsinia, dans les années 1820-1830. Nous y suivons essentiellement le destin du jeune Itale Sorde, étudiant amateur de lettres, et fougueux comme il se doit. Dans cette atmosphère fébrile de libéralisme et de nationalisme annonçant le Printemps des Peuples, et baignant dans le glorieux souvenir de la Révolution française puis de l’Empire, Itale se jette à corps perdu dans la politique. Il entend libérer son pays du joug autrichien, restaurer un royaume — une monarchie constitutionnelle, forcément — là où il n’y a pour l’heure qu’un grand-duché fantoche. Il a trouvé sa devise dans le Moniteur, dans ces célèbres paroles du député Vergniaud : « La liberté, ou la mort ! »

Aussi, à la fin de ses études, plutôt que de retourner s’installer définitivement dans sa campagne natale de Malafrena isolée dans les montagnes, le jeune homme, envers et contre tous — notamment son père, le bourru Guide, et aussi le destin qu’on lui a bâti de toutes pièces, passant presque obligatoirement par le mariage avec Piera, leur jeune voisine aristocrate —, décide de partir pour la ville, l’ancienne capitale de Krasnoy. Là, il fonde un journal, met de l’huile sur le feu, prêche la révolution… Il y rencontre des radicaux comme lui, pour bon nombre gens de lettres, et ne tarde pas à se construire une réputation dans les cercles avancés de la ville. Il est là, bien sûr, quand les Etats généraux se réunissent, pour prendre note de leurs consternants débats qui ne riment à rien… Mais son activité, inévitablement, le conduira à la proscription, et même à la prison : l’agitateur, sorti cependant quand l’écho des Trois Glorieuses mettra les rues de Krasnoy à feu et à sang (des pages très fortes, qui retournent le lecteur), aura ainsi l’occasion de perdre largement ses illusions… mais pas totalement, pourtant.

Mais, loin de Krasnoy, il y a donc Malafrena, et d’autres campagnes tout aussi perdues que l’on aborde au fil des pages, où se rendent les jeunes politiques pour étudier le pays qu’ils prétendent fonder. Là, au mi-lieu des vergers et des troupeaux, on ne se pose pas autant de questions qu’à la ville… ou, plus exactement sans doute, elles sont d’un autre ordre, bien plus terre à terre. Le roman joue beaucoup sur le contraste entre ces différentes atmosphères, et avec une certaine réussite.

Enfin, à la ville comme à la campagne, il y a des femmes… Le monde d’alors ne semble en mesure de concevoir son avenir qu’au travers de l’institution du mariage, et des enfants. Mais le roman abonde en beaux portraits de jeunes femmes fortes, que ce soit l’arrogante comtesse de Krasnoy qui séduit Itale, sa sœur Laura, ou, donc, son amie d’enfance Piera. Celles-ci, qu’e-les aient ou non véritablement conscience de lutter, et quelles que soient les raisons qu’elles se donnent, entendent bien elles aussi, à leur façon, gagner leur liberté… si tant est que la liberté soit possible, pour qui que ce soit.

Au fil des pages de Malafrena, le lecteur est ainsi emporté par la plume adroite d’Ursula K. Le Guin dans un monde complexe, où l’agitation des villes répond à la (fausse ?) sérénité des campagnes. Mais, au-delà de ces cadres, et sans négliger leur importance indéniable — ne serait-ce que sous forme métaphorique —, le roman vaut avant tout pour son questionnement de la liberté, sous toutes ses formes, et sa subtile et poignante peinture d’une jeunesse en quête d’idéal, alors comme tout le temps, là comme ailleurs. Plus qu’à son tour émouvant (mais pas vraiment dans les épisodes sentimentaux qui le parcourent, qui ont quelque chose d’anodin), le roman alterne judicieusement l’enthousiasme et la désillusion, autant dire l’optimisme et le pessimisme, jusqu’à la belle conclusion du comte Orlant, en forme d’injonction salutaire : « Allez-y, mes enfants, allez-y ! »

L'Autre Côté du rêve

Etrange roman que L’Autre côté du rêve, l’un des premiers grands succès d’Ursula K. Le Guin (1971). On y découvre en succession rapide une dizaine de réalités alternatives, différant parfois d’un simple détail (ou d’un détail pas si simple…) mais toutes situées autour de la ville de Portland, dans l’Oregon, et de l’un de ses habitants, George Orr, rigoureusement moyen en tout. Celui-ci n’a qu’une particularité : il se drogue pour ne pas rêver « effectivement », au risque de se réveiller dans la réalité qu’il a rêvée. Astreint à un suivi médical, il tombe sous la coupe de son psychiatre, le Dr Haber. Ce dernier se convainc de l’effectivité des rêves d’Orr et décide de les instrumentaliser au service de la création d’un monde meilleur, en suscitant par hypnose des rêves à la demande. Mais alors que le statut social de Haber s’améliore de rêve en rêve, le monde va, lui, de mal en pis : si elles répondent toujours, en un sens, aux prescriptions du psychiatre, les solutions imaginées par le rêveur sont souvent inattendues. Ainsi, la suppression de toute guerre entre humains n’est obtenue que par l’introduction d’un ennemi commun, donc d’une invasion extraterrestre. L’humour est celui du Asimov d’Un défilé de robots, où Powell et Donovan s’ingéniaient à déboguer les ambiguïtés de programmations insuffisamment réfléchies. George Orr rencontre également Heather Lelache, une inspectrice des affaires sociales « dure, brillante et venimeuse », dont il tombera amoureux dès qu’un rêve l’aura adoucie.

Roman complexe, aussi, qui suggère au moins trois niveaux de lecture, un pour chacun des personnages. Le plus ostensible est bien sûr celui de George Orr, dont la plupart des chapitres sont précédés d’une citation taoïste. Comme souvent, Le Guin illustre un questionnement typique d’une époque qui aimait à remettre en cause la quête du confort individuel, voire la notion même d’individu, et à se laisser fasciner par les philosophies orientales, directement ou via les Beatles (si, si ! — et à tout prendre, le mantra d’Orr, « with a little help from my friends », est bien plus sympathique que le « Helter Skelter » d’un Charles Manson en 1969).

Le Dr Haber apparaît comme un archétype de savant fou. Est-ce par incompétence que ses tentatives échouent les unes après les autres, ou parce que son arrogance de « scientifique » autoproclamé l’empêche de dépasser la mesquinerie de ses préjugés politico-moraux ? L’absurde sous-emploi de la puissance démiurgique dont Orr lui a donné la clef évoque celui du voyage dans le temps dans le Pern d’Anne McCaffrey (par exemple dans La Quête du dragon, en 1971 également). Mais là où une idéologie proprement anti-scientifique est à l’œuvre chez McCaffrey, Le Guin est au contraire une fine connaisseuse de la méthode scientifique, y compris là où sa mise en œuvre est la plus subtile et la plus délicate, au cœur des sciences humaines et sociales, comme en témoigne par exemple Les Dépossédés. Il n’est sans doute pas innocent que la principale originalité de son savant fou réside dans sa profession de psychiatre, plutôt que de spécialiste des sciences « dures » comme la plupart de ses confrères : Haber apparaît plutôt comme un anti-modèle de scientifique, de médiocre spécialiste de sciences « molles » aveuglé par le wishful thinking, l’erreur classique de prendre ses désirs pour des réalités, que réifie ici le pouvoir d’Orr.

Plus discret, enfin, le point de vue d’Heather Lelache n’est pas le moins intéressant. Femme et noire dans un monde d’hommes blancs, celle-ci revendique, au contraire d’Orr, une identité forte — tout sauf une surprise, tant les problématiques du genre et de la race sont aussi au cœur de l’œuvre de Le Guin, comme des luttes d’émancipation de l’époque. Irréductiblement définie par ces caractéristiques, Heather disparaît purement et simplement des réalités dans lesquelles George a résolu la question raciale en rendant les humains uniformément gris.

Pouvant se lire aussi pour le pur plaisir dickien du vertige métaphysique, L’autre côté du rêve apparaît comme un contre-point utile au cycle de « l’Ekumen », tout à la gloire de l’anthropologie, et témoigne de la subtilité du rapport d’Ursula K. Le Guin à la science, donc à la science-fiction. A recommander sans réserve au lecteur averti.

LoveStar

Les romans islandais à paraître en français ne sont pas légion. Les récits de science-fiction islandais le sont encore moins. Voilà deux bonnes raisons pour se pencher sur LoveStar, premier roman d’Andri Snær Magnason.

LoveStar, c’est une multinationale, équivalent islandais des géants de l’informatique actuels comme Google, Facebook ou Apple. LoveStar, c’est surtout son fondateur, individu dont les idées ont révolutionné le monde : une nouvelle méthode de transmission des données basée sur les ondes des oiseaux, qui rend obsolète les moyens électroniques conventionnels ; ReGret, qui vous épargne les remords en prophétisant votre mort, voire la fin du monde, si vous n’aviez fait tel ou tel choix ; LoveMort, qui se propose d’envoyer les corps des défunts dans l’espace et de les faire se consumer dans l’atmosphère ; inLove, qui se charge de calculer quelle personne sur Terre est votre âme-sœur… etc. LoveStar est presque un dieu, et son prochain service se penche sur la question de la divinité, justement. Mais l’omniprésence de LoveStar n’est pas forcément du goût de tous, comme Indri?i et Si-gri?ur, un jeune couple follement amoureux, sûrement un peu niaiseux. Indri?i et Sigri?ur sont faits l’un pour l’autre, ils n’en doutent pas. Jusqu’à ce qu’inLove annonce à Sigri?ur que sa véritable âme-sœur est un Danois du nom de Per Møller. Le couple va tout faire pour lutter contre le calcul d’inLove, quand bien même le sort — ou plutôt les services de LoveStar — semble s’acharner contre Indri?i. Quant à LoveStar, il a déjà se-mé les graines de sa propre destruction…

« Rien n’arrête une idée » : avec LoveStar et son personnage-titre, qui préfère mettre au point une idée, aussi mauvaise soit-elle, avant que quelqu’un d’autre s’en empare, Andri Snær Magnason questionne fins et moyens dans une société hyper-technologique, miroir à peine déformé de la nôtre. Non sans humour, tragédie et fantaisie. Fantaisie, c’est le terme qui convient : l’amateur de hard science ou d’anticipation sociale en sera sûrement pour ses frais. Plus qu’un roman de science-fiction, où la partie science serait aussi légère qu’aventureuse (voire, disons, poétique), LoveStar rappelle par moment l’inventivité sans bornes à l’œuvre dans les romans de Boris Vian. De fait, le roman fourmille d’idées, mais laisse parfois l’histoire à la traîne : la romance contrariée entre Indri?i et Sigri?ur est racontée avec une nonchalance un tantinet dommageable, et l’on pourra trouver la résolution de l’intrigue entourant inLove peu convaincante. Il n’empêche : LoveStar demeure d’une lecture distrayante. Lecteurs de Baxter ou Egan, passez votre chemin. Amateurs de curiosités, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Le Cercle de Farthing

Après le très acclamé Morwenna, Le Cercle de Farthing est le deuxième roman de Jo Walton à paraître en français — bien qu’ayant été écrit avant Morwenna. Rappelons à toutes fins utiles que l’auteure a déjà une bibliographie forte de onze romans, le dernier en date, The Just City, étant paru en début d’année.

Le Cercle de Farthing initie donc la trilogie du « Subtil changement » ; en anglais, « Small Change », ce qui se traduit aussi par « petite monnaie ». Et justement : avant sa démonétisation en 1960, un farthing valait un quart de penny — c’est-à-dire pas grand-chose. Le présent roman se déroule quant à lui en 1949, dans une Angleterre qui n’est pas la nôtre. Huit ans plus tôt, après le vol de Rudolf Hess en Angleterre, une paix dans l’honneur a été signée entre le Royaume Uni et le Troisième Reich. Cela, grâce à un groupe de jeunes politiciens, surnommé le « cercle de Farthing », d’après le nom d’un domaine situé dans le sud de l’Angleterre. Le principal artisan britannique de cette paix est un jeune homme plein d’avenir, Sir James Thirkie, que beaucoup imaginent accéder au poste de Premier Ministre. Mais Thirkie ne va rien devenir du tout : il est assassiné à Farthing, lors d’une réunion du cercle. Sur son corps, une étoile jaune ensanglantée. Les soupçons se portent aussitôt sur David Kahn. Parce que celui-ci est juif et présent au domaine lors du crime. Une présence expliquée par le fait qu’il est marié à Lucy Eversley. Lucy, fille des châtelains de Farthing, a fait fi des conventions et a épousé David par amour et non par intérêt. L’inspecteur Carmichael, de Scotland Yard, se retrouve chargé de l’enquête, qui s’avère plus complexe que prévue. Nombreux sont ceux à avoir intérêt à ce que Kahn soit inculpé, quand bien même cet homme ne possède aucun motif. Mais les événements se mettent en branle à un tout autre niveau : bientôt, Mark Norman-by, le meilleur ami de feu Thirkie, est désigné Premier Ministre et s’empresse de promettre des mesures drastiques pour faire régner l’ordre…

Si Le Cercle de Farthing, par son aspect uchronique (peu mis en avant), évoque le très bon Fatherland de Robert Harris, ou l’excellent La Séparation de Christopher Priest, il commence cependant comme un épisode de Downtown Abbey ou un roman d’Agatha Christie : un meurtre dans la haute société anglaise, les rapports entre aristocrates et domestiques, une galerie de suspects ayant tous intérêt au décès de Sir James Thirkie. Le whodunit s’estompe vite toutefois : la portée politique de ce crime pèse lourd, dans cette Angleterre divergente où les préjugés antisémites, anti-communistes et homophobes sont forts — rien d’anormal pour l’époque, certes. Mais le contexte européen exacerbe les choses. Et il se pourrait bien que le meurtre de Thirkie ne soit pas une fin mais un moyen. Car ce qui a débuté comme un simple crime commis entre gens de la bonne société a des implications bien plus profondes, et dangereuses. Alternant le récit entre les points de vue de Lucy Kahn, jeune femme portant un regard lucide sur le monde dans lequel elle évolue, où le vernis noble dissimule à peine le sordide, et Carmichael, l’inspecteur intègre, Jo Walton tisse une intrigue implacable où, par lâcheté, aveuglement, opportunisme, compromission, l’on en vient à abdiquer les libertés individuelles.

Les thèmes abordés et l’écriture subtile de Jo Walton font du Cercle de Farthing une indéniable réussite. Paru en 2006, le roman demeure de toute actualité en nos temps troublés. Autant dire qu’on attend avec impatience Ha’Penny et Half a crown, les deux volumes suivants du « Subtil changement ».

Celle qui a tous les dons

A l’automne dernier sont parus plusieurs romans mettant en scène des zombies tâchant de donner un peu de sang frais (ha ! ha !) à un genre qui en a bien besoin : citons Zombie Ball de Paolo Bacigalupi au Diable vauvert, L’Education de Stony Mayhall de Daryl Gregory au Bélial’, Déchirés de Peter Stenson chez Super 8, Le Jour les zombies ont dévoré le Père Noël de S.G. Browne chez Mirobole… Et donc le présent roman de M. R. Carey, qui s’inscrit dans cette mouvance de romans de zombies originaux.

« Celle qui a tous les dons » est, en grec ancien, une traduction du nom Pandore. Celle qui a libéré tous les maux sur l’humanité est aussi le personnage mythologique favori de Melanie, une élève plutôt douée. Surdouée, même. Intelligente, excellente en math, dotée d’une mémoire sans faille… Et qui, à l’instar de ses camarades de classe, passe ses journées de cours fermement sanglée à un fauteuil. Car, selon Caldwell, la directrice de l’établissement, Melanie et ses condisciples n’ont rien d’humains. Ce sont des « affams ». Autrement dit, des zombies. Vingt ans plus tôt, une variété de champignon qui parasite le système nerveux des fourmis a franchi la barrière des espèces et s’est attaquée aux humains. Les individus contaminés se sont transformés en brutes affamées de chair fraiche, transmettant ainsi le parasite. Mais des enfants sont nés de parents malades, et quoique parasités eux aussi, se sont révélés capables d’apprentissage. Helen Justineau, qui donne des cours aux jeunes affams, est persuadée de leur humanité, et s’est prise d’affection pour Melanie. Le jour où le centre est mis à sac par des pillards, ils sont cinq à pouvoir s’enfuir : deux militaires, Caldwell, Justineau… et Melanie.

Sans déroger aux conventions ni aux passages obligés du genre zombie, Celle qui a tous les dons raconte donc leur traversée d’une Angleterre dévastée, où le danger provient aussi bien des affams que des humains non parasités. Voire au sein du petit groupe lui-même. Divisé en chapitres courts, le roman ménage un suspense plutôt haletant, où les flambées de violence sont d’autant plus efficaces que rares, et n’omet pas de questionner l’humanité de ses personnages. Entre Caldwell, désireuse de disséquer le cerveau de Mela-nie pour comprendre le fonctionnement du champignon chez les affams, et la fillette, qui prend peu à peu conscience de sa nature monstrueuse et tente de contrôler des élans sanguinaires irrépressibles, qui est le plus inhumain ? Entre le sergent Parks, survivaliste résolu, et Justineau, la bonté incarnée, qui est le plus apte à survivre ? Avec adresse, Carey évite tout manichéisme. La grande force de Celle qui a tous les dons est bien sûr le personnage de Melanie, troublante fillette en qui réside, peut-être, un espoir pour l’humanité. Pas tout à fait la même dimension messianique que le Stony Mayhall de Daryl Gregory, mais pas loin. Et la conclusion du roman n’est pas sans rappeler celle de Je suis une légende de Richard Matheson. Sans foncièrement réinventer la figure du zombie, Celle qui a tous les dons demeure un page-turner plus intelligent que la moyenne, et que l’on conseillera sans hésiter, même à ceux que les zombies laissent froids.

Scories

Etonnant objet que cette anthologie : une couverture minimaliste, voire austère, une quatrième de couverture pour le moins laconique (« un recueil de neuf nouvelles autour du thème des ordures, décharges et insalubrités »), aucune préface. Le lecteur y entre donc en ne connaissant que le nom de l’anthologiste, Merlin Jacquet-Makowka, et celui des auteurs convoqués, pour la plupart de glorieux inconnus. Histoire de mieux se concentrer sur les récits proposés ?

On commence avec un texte au titre bizarre (encore !), « M.T.P.L.[i]. », de Jean Barbelle : dans une ambiance gothique, le directeur d’un hôpital psychiatrique pour enfants inadaptés tente en toute discrétion de faire le jour sur un meurtre commis dans son établissement, alors qu’il en est en partie responsable. Ioana Alexandru, avec « De Stercore Enni », nous livre un texte poétique dont la morale invite à penser que même au sein des immondices on peut trouver la splendeur. Dans « Pourrissoir », de Gabriel Vidal, un homme passé à tabac gît, à l’article de la mort, dans une décharge, lorsqu’une fillette vient le narguer… D’une grande cruauté. « La Resserre », d’Alexis Flamand, est un texte lovecraftien. Un homme nettoie la maison de son grand-oncle décédé afin de la vendre ; il débarrasse la resserre, pleine à craquer de souvenirs, de fond en comble… si bien sûr il y a un fond. Dans une Europe ravagée par l’explosion d’une centrale nucléaire, le quotidien d’un homme chargé d’entretenir la seule lueur d’espoir… (« Les Belles dames », de Véronique Pingault). Entre virtualité et ville-décharge, une enquête policière sur fond de musique (« Inachevée », Christian Fontan). « Le Comte de la cave », de Stéphanie Courteille, semble un cauchemar inracontable tout droit tiré de Lewis Carroll. Dans « De Profundis », de Jean-Christophe Heckers, une étrange expédition du futur est chargée de baliser le terrain dans un très vieux bâtiment d’archive, mais déclenche accidentellement la montée d’une marée d’excréments. Pour finir, dans « Douât », Mathieu Rivero nous raconte la quête de sens d’un homme qui n’accepte pas de vivre indéfiniment dans des Limbes particulièrement lénifiants.

Concevoir une anthologie autour des « scories » n’est pas sans risque, car le terme peut parfaitement être pris au sens propre (si l’on ose dire) de déchet, rebut, détritus… ou au sens figuré, comme par exemple une personne qui incarnerait la lie de l’humanité. Les différentes acceptations du terme auraient ainsi pu conduire à des textes forts disparates. Or, on constate ici, non sans une once d’étonnement, qu’il n’en est rien : le recueil s’avère d’une homogénéité remarquable, produit d’une direction d’ouvrage efficace. Sans être inoubliables, les textes sont d’un niveau très correct, et se lisent sans autre déplaisir que l’odeur parfois nauséabonde qui s’en dégage. Les angles d’attaque choisis par les différents auteurs pour traiter du thème imposé sont parfois surprenants, et l’on sent une volonté permanente de projeter le lecteur dans des eaux troubles où ses certitudes s’effacent, où les notions du beau et du sordide deviennent aléatoires, un sentiment ambigu entretenu par la volonté quasi systématique de ne pas ancrer les textes dans un espace et un lieu trop évident : même si certaines histoires sont clairement situées dans notre futur, l’environnement reste flou la plupart du temps. Globalement plutôt sombre, la thématique est parfois rehaussée de touches de poésie ou d’humour noir. Et l’ensemble est plutôt bien écrit.

Au final, voici une anthologie extrêmement originale passée assez inaperçue (la faute, sans doute, à une diffusion de l’éditeur, quasi inexistante, y compris sur Amazon et Fnac.com — on tâchera de pêcher quelques infos par ici : www.editions-hydromel.com) qu’il serait dommage de négliger tant elle propose un ensemble de textes intéressants, et l’occasion de découvrir une poignée d’auteurs qu’on aura plaisir à retrouver au gré de futures anthologies ou numéros de revues…

Clameurs - portraits voltés

Ce n’est pas aux lecteurs habituels de Bifrost qu’on apprendra que Richard Comballot s’est fait une spécialité des entretiens-fleuves auxquels les auteurs réchappent exténués (ils ne savent pas encore que la relecture de la retranscription de l’entretien prendra autant de temps que celui-ci). Après Voix du futur en 2010 aux Moutons électriques, c’est au tour de la Volte de nous proposer un volume de ces confidences d’écrivains. Avec une particularité : Clameurs - Portraits voltés est totalement consacré aux auteurs maison afin de fêter comme il se doit les dix ans d’existence de la Volte. A tout seigneur tout honneur, puisque c’est Alain Damasio qui ouvre le bal, expliquant qu’il voit la littérature comme un combat qui doit en permanence viser à changer le lecteur. L’énergie dégagée au long de ces quatre-vingt (!) pages est impressionnante. Viennent ensuite Stéphane Beauverger, qui explore les liens entre l’écriture de romans et celle de jeux vidéo, industrie dans laquelle il a fait ses premières armes ; Jacques Barbéri et son expérimentation permanente, des écritures collectives (Limite) à la musique (jazz) en passant par ses tentatives dans le milieu de l’audiovisuel ; Emmanuel Jouanne, ses envies de liberté, sa conception de la SF comme « littérature absolue », son rapport au style ; Philippe Curval, qui joue le rôle du père fondateur de la SF française au travers d’une retranscription qui sonne davantage comme une autobiographie très écrite ; David Calvo, son travail dans le jeu vidéo (lui aussi), son amour des trucs déglingos et sa volonté de se repenser entièrement comme auteur en plein milieu de sa carrière ; et enfin Léo Henry, sa fascination pour les jeux littéraires et les « écrivains pour écrivains », et sa fructueuse collaboration avec le regretté Jacques Mucchielli.

Ces entretiens s’avèrent passionnants, grâce avant tout au travail de fourmi du maître de cérémonie : on sent que Richard Comballot a énormément bossé en amont, analysant les livres de l’interviewé et ses déclarations passées. Après quoi, selon un canevas assez reproductible, il pose d’abord des questions biographiques, notamment sur la jeunesse de son sujet, avant d’aborder titre à titre les œuvres publiées, puis en encourageant l’écrivain à faire la synthèse des thématiques qui traversent sa carrière et, enfin, évoquer le futur et les projets envisagés.

Si chaque entretien a un intérêt évident à titre individuel, la juxtaposition des différentes retranscriptions est également riche de sens, car elle permet au lecteur de comparer les rapports différents qu’entretiennent les auteurs à la littérature en général et à leur propre œuvre en particulier : il y a les instinctifs, les cérébraux, ceux qui se sentent le devoir de faire progresser leur lectorat, ceux qui écrivent avant tout pour eux-mêmes… Le lecteur pourra également s’amuser à trouver des points communs entre plusieurs écrivains, comme par exemple leur amour de la littérature de genre (s’ils écrivent tous de la science-fiction, ce n’est pas innocent), leur rapport à la solitude, leur refus de l’enracinement, une exigence formelle assez forte…

Trois de ces entretiens (Damasio, Beauverger, Calvo) sont inédits ; non limités par les contingences de la publication en revue, ils sont globalement plus longs et permettent d’aborder davantage en profondeur la biographie et la manière de fonctionner de leurs auteurs. A ce titre, on regrettera la relative brièveté de l’interview d’Emmanuel Jouanne, qu’on devine guère enclin à s’étendre sur son œuvre et sa vie, et qui, de fait, pâlit un peu de la comparaison avec ses confrères, alors que ses livres laissent présager davantage de matière quant aux considérations personnelles.

Enfin, de par le mélange de grand ancien (Curval), d’auteurs ayant débuté dans les années 80 (Barbéri, Jouanne) et d’autres ayant une carrière d’une quinzaine d’années au maximum (Damasio, Beauverger, Calvo, Henry) s’esquisse au fil des pages le profil d’un genre au cours des dernières décennies, entre la créativité exacerbée du début, la montée en maturité dans le fond comme dans la forme, la récession des années 90 et le renouveau des années 2000…

Au final, Clameurs - Portraits voltés propose une plongée particulièrement immersive dans l’œuvre et la vie de sept auteurs de la Volte, plongée qui finit par dresser en creux le panorama de la SF en France au cours des cinquante dernières années, champ en perpétuel mouvement dans lequel chacun de ces auteurs a sa place.

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