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Loin à l'intérieur

De ses voyages aux États-Unis et au Japon, en Grande-Bretagne et en Irlande, Armand Cabasson a ramené des histoires basées sur des légendes et des mythes. Mais qu'il présente un seigneur de la guerre ensorcelé par des femmes-renard ou des Indiens tentant de faire revenir, au fond de leurs réserves, leurs dieux chassés par les Blancs, les plus grandes explorations de ce psychiatre s'effectuent avant tout au plus profond de l'âme humaine. Comme l'indique le titre de son recueil, Armand Cabasson n'a pas son pareil pour aller « loin à l'intérieur » de l'être.

Quand un photographe s'éprend d'un modèle dont le corps n'est que scarifications, c'est à la rencontre de lui-même qu'il se porte. La découverte du Poisson-Dieu, probablement échappé du panthéon lovecraftien, est l'occasion de s'interroger sur les raisons d'une amitié. « Loin à l'intérieur là où moi seul puis aller » présente les réflexions d'un serial killer face à une psy à qui il cherche à faire comprendre les liens qui les unissent.

Grâce à son sens de l'introspection, Armand Cabasson peut ainsi revisiter les grands thèmes fantastiques avec un éclairage nouveau. Le thème du golem devient celui du miroir tendu à l'homme qui le façonne, celui de Frankenstein s'interroge sur la folie meurtrière, la Mortis dementia, qui frappe les personnes qu'un savant parvient à ramener à la vie. Le vampire, lui, doit affronter une créature cruelle et barbare, l'homme. Dans le registre de la mythologie grecque, « Le Complexe de Pandore » suggère que les malheurs du monde ne sont pas extérieurs à l'homme : la boîte d'où ils s'échappent est… la boîte crânienne. Le moine copiste du Moyen-âge, habile à dessiner les créatures chassées pour appartenir à un bestiaire démoniaque, se rend compte que les dragons et lupidés empaillés qu'il a pour modèles ont des regards de tristesse et de souffrance qui contredisent leur origine infernale. Il s'agit toujours de dénicher la part sombre de notre nature.

Ces dix-huit nouvelles font preuve d'un bel éclectisme et d'une richesse d'inspiration qui n'étonne pas chez cet auteur aussi à l'aise dans le polar que le fantastique et la fantasy. Bref, un excellent recueil.

L'esprit du vin

Une guerre larvée oppose les Detersac, vignerons progressistes et notables du hameau, aux Gilbert, qui tiennent à préserver une viticulture bio. Les premiers accusent les seconds de répandre les maladies de la vigne qu'ils sont prêts à arracher. Cerise, que sa grand-mère Anna, guérisseuse et sorcière, initie au culte d'un Esprit du vin protégeant le vignoble, aime le fils du clan opposé. Leur amour saura-t-il surmonter les rivalités, malgré le caractère timoré du fils et la violence du père ? Alors que les fils du drame se nouent, Cerise réalise qu'elle est bien plus apte que sa grand-mère à recevoir en elle l'Esprit du vin. Un écrivain, récemment abandonné par sa femme, est le témoin privilégié de cette tragédie.

Une fois de plus, Michel Pagel prouve ses formidables capacités de conteur. La justesse du ton, la véracité des personnages ne peuvent que nous toucher et nous parler. Deux nouvelles complètent le récit, perverses variations sur le thème du pacte avec le diable : si le ton semble plus badin dans « Mille Pattes », et suscite l'effroi dans « Le Syndrome de Bahrengenstein », il ne se départit jamais de cette finesse psychologique qui est la marque de fabrique de cette « Comédie inhumaine » dans son ensemble remarquable.

Le Vent des ténèbres

[Chronique commune à Lumière sur l'Abîme, Le Trône de folie et Le Vent des Ténèbres.]

Voici une œuvre inclassable par son thème, imposante par son ampleur, d'une sensuelle beauté et d'une cruauté métaphysique. Elle est le fait d'un auteur lui aussi atypique : les auteurs de S-F d'origine thaïlandaise ne courent pas les rues, surtout parmi les chefs d'orchestre d'envergure internationale. Somtow Pinapian Sucharitkul est aussi à l'aise dans l'évocation d'univers chatoyants que délirants, voire déjantés (Mallworld) ou encore en fantastique (Vampire Junction), en fantasy et même dans la littérature pour la jeunesse (Messages de l'au-delà).

Dans un futur lointain, où l'humanité a essaimé sur des millions de mondes, sévit une Inquisition millénaire, qui, sous prétexte d'assurer la survie de l'humanité en cherchant l'utopie parfaite, traque inlassablement les fausses utopies, en y semant les germes du chaos. « La fin de la joie est le commencement de la sagesse. » L'Inquisition est animée par la compassion, qui lui permet d'endosser la culpabilité liée à la destruction de mondes, la déportation ou l'éradication d'individus. La réalité du système est son envers exact : les Inquisiteurs sont des destructeurs d'utopies, l'indifférence voire la cruauté pour certains tient lieu de compassion. C'est au moyen d'un jeu subtil et élaboré, le makrúgh, qu'ils s'échangent ou détruisent des planètes. Le simple fait de voyager à travers l'espace est rendu possible par des créatures, les Delphinoïdes, que l'on couple à des vaisseaux. La tristesse de ces créatures presque entièrement cérébrales, empêchées de chanter leurs poèmes de lumière, est si poignante que les humains affectés à la construction de ces vaisseaux ont été rendus sourds et aveugles. C'est ainsi que Touche-Ténèbres, une fille qui a conservé la vue à cause d'une régression génétique, découvre le mensonge dans lequel elle a été élevée et est sauvée par un adolescent rêvant aux étoiles, Kelver.

Le premier opus, Lumière sur l'abîme, raconte comment l'Inquisiteur Davaryush, conscient de la corruption de sa caste, fait de Kelver son élève pour qu'il provoque la chute du système. Le Trône de folie, second roman du premier tome de cette intégrale, montre Tón Kelver s'opposant à un autre jeune Inquisiteur, Arryk, disciple, avec Siriss, dont le cœur balance entre les deux, d'Elloran, un Inquisiteur bon et sincère. Arryk, qui croit en l'Inquisition, veut empêcher Kelver de la détruire. Les Chasseurs d'utopies (dans le second volume de l'intégrale) est un recueil de nouvelles reliées entre elles par le parcours de Jenjen, une tisseuse de lumière découvrant la société des Inquisiteurs. Ce recueil est une pause permettant de préciser bien des points sur l'Inquisition, avant le titanesque affrontement final conté dans Le Vent des Ténèbres.

Avec Les Chroniques de l'Inquisition, le space opera devient métaphysique. On ne peut qu'être transporté par le lyrisme de cette œuvre gigantesque, par le foisonnement baroque de ces sociétés très contrastées. La réflexion que Somtow mène autour de l'utopie et, d'une façon plus globale, sur la condition humaine, son irréductible besoin de violence et sa cruauté, s'articule autour de ces multiples récits qui ne parlent finalement que d'amour et de liberté.

Cette œuvre magistrale, souvent émouvante, mais aussi assez ardue, est pour la première fois présentée dans son intégralité, avec le recueil de nouvelles resté à ce jour inédit en France. Elle est à ranger à côté des « Seigneurs de l'Instrumentalité », de Cordwainer Smith, un autre monument du genre, par son ampleur et son lyrisme.

Le Trône de folie

[Chronique commune à Lumière sur l'Abîme, Le Trône de folie et Le Vent des Ténèbres.]

Voici une œuvre inclassable par son thème, imposante par son ampleur, d'une sensuelle beauté et d'une cruauté métaphysique. Elle est le fait d'un auteur lui aussi atypique : les auteurs de S-F d'origine thaïlandaise ne courent pas les rues, surtout parmi les chefs d'orchestre d'envergure internationale. Somtow Pinapian Sucharitkul est aussi à l'aise dans l'évocation d'univers chatoyants que délirants, voire déjantés (Mallworld) ou encore en fantastique (Vampire Junction), en fantasy et même dans la littérature pour la jeunesse (Messages de l'au-delà).

Dans un futur lointain, où l'humanité a essaimé sur des millions de mondes, sévit une Inquisition millénaire, qui, sous prétexte d'assurer la survie de l'humanité en cherchant l'utopie parfaite, traque inlassablement les fausses utopies, en y semant les germes du chaos. « La fin de la joie est le commencement de la sagesse. » L'Inquisition est animée par la compassion, qui lui permet d'endosser la culpabilité liée à la destruction de mondes, la déportation ou l'éradication d'individus. La réalité du système est son envers exact : les Inquisiteurs sont des destructeurs d'utopies, l'indifférence voire la cruauté pour certains tient lieu de compassion. C'est au moyen d'un jeu subtil et élaboré, le makrúgh, qu'ils s'échangent ou détruisent des planètes. Le simple fait de voyager à travers l'espace est rendu possible par des créatures, les Delphinoïdes, que l'on couple à des vaisseaux. La tristesse de ces créatures presque entièrement cérébrales, empêchées de chanter leurs poèmes de lumière, est si poignante que les humains affectés à la construction de ces vaisseaux ont été rendus sourds et aveugles. C'est ainsi que Touche-Ténèbres, une fille qui a conservé la vue à cause d'une régression génétique, découvre le mensonge dans lequel elle a été élevée et est sauvée par un adolescent rêvant aux étoiles, Kelver.

Le premier opus, Lumière sur l'abîme, raconte comment l'Inquisiteur Davaryush, conscient de la corruption de sa caste, fait de Kelver son élève pour qu'il provoque la chute du système. Le Trône de folie, second roman du premier tome de cette intégrale, montre Tón Kelver s'opposant à un autre jeune Inquisiteur, Arryk, disciple, avec Siriss, dont le cœur balance entre les deux, d'Elloran, un Inquisiteur bon et sincère. Arryk, qui croit en l'Inquisition, veut empêcher Kelver de la détruire. Les Chasseurs d'utopies (dans le second volume de l'intégrale) est un recueil de nouvelles reliées entre elles par le parcours de Jenjen, une tisseuse de lumière découvrant la société des Inquisiteurs. Ce recueil est une pause permettant de préciser bien des points sur l'Inquisition, avant le titanesque affrontement final conté dans Le Vent des Ténèbres.

Avec Les Chroniques de l'Inquisition, le space opera devient métaphysique. On ne peut qu'être transporté par le lyrisme de cette œuvre gigantesque, par le foisonnement baroque de ces sociétés très contrastées. La réflexion que Somtow mène autour de l'utopie et, d'une façon plus globale, sur la condition humaine, son irréductible besoin de violence et sa cruauté, s'articule autour de ces multiples récits qui ne parlent finalement que d'amour et de liberté.

Cette œuvre magistrale, souvent émouvante, mais aussi assez ardue, est pour la première fois présentée dans son intégralité, avec le recueil de nouvelles resté à ce jour inédit en France. Elle est à ranger à côté des « Seigneurs de l'Instrumentalité », de Cordwainer Smith, un autre monument du genre, par son ampleur et son lyrisme.

Lumière sur l'Abîme

[Chronique commune à Lumière sur l'Abîme, Le Trône de folie et Le Vent des Ténèbres.]

Voici une œuvre inclassable par son thème, imposante par son ampleur, d'une sensuelle beauté et d'une cruauté métaphysique. Elle est le fait d'un auteur lui aussi atypique : les auteurs de S-F d'origine thaïlandaise ne courent pas les rues, surtout parmi les chefs d'orchestre d'envergure internationale. Somtow Pinapian Sucharitkul est aussi à l'aise dans l'évocation d'univers chatoyants que délirants, voire déjantés (Mallworld) ou encore en fantastique (Vampire Junction), en fantasy et même dans la littérature pour la jeunesse (Messages de l'au-delà).

Dans un futur lointain, où l'humanité a essaimé sur des millions de mondes, sévit une Inquisition millénaire, qui, sous prétexte d'assurer la survie de l'humanité en cherchant l'utopie parfaite, traque inlassablement les fausses utopies, en y semant les germes du chaos. « La fin de la joie est le commencement de la sagesse. » L'Inquisition est animée par la compassion, qui lui permet d'endosser la culpabilité liée à la destruction de mondes, la déportation ou l'éradication d'individus. La réalité du système est son envers exact : les Inquisiteurs sont des destructeurs d'utopies, l'indifférence voire la cruauté pour certains tient lieu de compassion. C'est au moyen d'un jeu subtil et élaboré, le makrúgh, qu'ils s'échangent ou détruisent des planètes. Le simple fait de voyager à travers l'espace est rendu possible par des créatures, les Delphinoïdes, que l'on couple à des vaisseaux. La tristesse de ces créatures presque entièrement cérébrales, empêchées de chanter leurs poèmes de lumière, est si poignante que les humains affectés à la construction de ces vaisseaux ont été rendus sourds et aveugles. C'est ainsi que Touche-Ténèbres, une fille qui a conservé la vue à cause d'une régression génétique, découvre le mensonge dans lequel elle a été élevée et est sauvée par un adolescent rêvant aux étoiles, Kelver.

Le premier opus, Lumière sur l'abîme, raconte comment l'Inquisiteur Davaryush, conscient de la corruption de sa caste, fait de Kelver son élève pour qu'il provoque la chute du système. Le Trône de folie, second roman du premier tome de cette intégrale, montre Tón Kelver s'opposant à un autre jeune Inquisiteur, Arryk, disciple, avec Siriss, dont le cœur balance entre les deux, d'Elloran, un Inquisiteur bon et sincère. Arryk, qui croit en l'Inquisition, veut empêcher Kelver de la détruire. Les Chasseurs d'utopies (dans le second volume de l'intégrale) est un recueil de nouvelles reliées entre elles par le parcours de Jenjen, une tisseuse de lumière découvrant la société des Inquisiteurs. Ce recueil est une pause permettant de préciser bien des points sur l'Inquisition, avant le titanesque affrontement final conté dans Le Vent des Ténèbres.

Avec Les Chroniques de l'Inquisition, le space opera devient métaphysique. On ne peut qu'être transporté par le lyrisme de cette œuvre gigantesque, par le foisonnement baroque de ces sociétés très contrastées. La réflexion que Somtow mène autour de l'utopie et, d'une façon plus globale, sur la condition humaine, son irréductible besoin de violence et sa cruauté, s'articule autour de ces multiples récits qui ne parlent finalement que d'amour et de liberté.

Cette œuvre magistrale, souvent émouvante, mais aussi assez ardue, est pour la première fois présentée dans son intégralité, avec le recueil de nouvelles resté à ce jour inédit en France. Elle est à ranger à côté des « Seigneurs de l'Instrumentalité », de Cordwainer Smith, un autre monument du genre, par son ampleur et son lyrisme.

Le portrait de madame Charbuque

Piambo est un peintre doué qui se prostitue en réalisant des portraits pour des commanditaires qui, au final, ne sont pas toujours satisfaits par son travail. Un jour, alors qu'il sort d'une réception où une de ses clientes, issue de la haute et bonne société new-yorkaise, lui a murmuré qu'elle aimerait « qu'il crève », Piambo est abordé par un aveugle — Watkin. Ce dernier lui propose un étrange travail : le jeune peintre devra faire un portrait de madame Charbuque, mais sans jamais voir celle-ci, qui restera cachée derrière un paravent. Alléché par le salaire colossal que ladite Charbuque lui promet, Piambo accepte le travail, malgré les réticences de sa compagne, Samantha. Commence alors un étrange jeu de séduction/répulsion : madame Charbuque raconte son extraordinaire et tragique enfance au peintre, pendant que ce dernier essaye d'imaginer l'apparence de l'étrange veuve à partir des rares informations qu'elle met à sa disposition. Au même moment, à New York, des jeunes femmes meurent dans d'étranges circonstances, en pleurant du sang. Accumulant les indices sans le vouloir vraiment, Piambo en vient à soupçonner monsieur Charbuque, un homme que l'on disait pourtant mort durant le naufrage d'un transatlantique.

Jeffrey Ford est l'auteur de cinq romans (Physiognomy, Memoranda, L'Au-delà, Girl in the glass — les trois premiers étant disponibles chez J'ai Lu) et de nombreuses nouvelles, pour certaines rassemblées dans le recueil The Fantasy writer's assistant and other stories. Des trois livres que j'ai lus de lui, Le Portrait de madame Charbuque est de loin le plus accessible et le plus jouissif. Il s'agit d'un hommage, particulièrement réussi, au Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde et à L'Etrange cas du Dr Jekyll et M. Hyde de Robert Louis Stevenson. L'écriture est superbe, la traduction au niveau, et l'imaginaire de l'auteur, extrêmement intellectuel et charnel, se révèle des plus satisfaisants. En mélangeant l'art pictural, le sexe, la mort et le mythe de Cassandre, Jeffrey Ford ne nous propose pas le livre le plus original de l'année, du moins pour ce qui est du fond, mais en osant faire louvoyer son récit entre steampunk et littérature générale, non sans soigner la forme presque jusqu'à l'excès, il nous offre un roman, formidable de suspens, qui résonne longtemps. À lire, surtout si vous avez apprécié l'un des deux livres suivants : Les Voies d'Anubis de Tim Powers ou Le Prestige de Christopher Priest.

Tabloid Dreams

Une femme qui espionne son mari infidèle à l'aide de son œil de verre ; JFK, vivant, qui assiste à la vente aux enchères des objets de Jackie ; un garçon de neuf ans qui tue pour la mafia russe ; un homme jaloux réincarné dans un perroquet et qui, bien malgré lui, assiste aux parties de jambes en l'air de sa veuve joyeuse ; des survivants du Titanic retrouvés de nos jours dans les Bermudes ; les joies et tourments d'une femme amoureuse d'un extraterrestre « maigrelet, sans cheveux et à l'air tirebouchonné ».

Robert Olen Butler fait partie des auteurs de littérature générale, telle Margaret Atwood (par exemple), qui n'ont pas peur d'affronter la science-fiction, l'anticipation, le fantastique, l'insolite. Il a reçu le prix Pulitzer pour son livre Un Doux parfum d'exil, mais c'est La Nuit close de Saïgon — un des plus beaux livres jamais écrits sur le Viêt-nam — qui l'a rendu célèbre dans le monde entier.

Avec la dizaine de nouvelles de Tabloid dreams, Robert Olen Butler explore la mythologie des X-Files et de cette étrange presse américaine qui ose titrer des trucs du genre « Elvis est vivant et vit sur Mars, en couple avec Buddy Holly — photos à l'intérieur ». Certaines des nouvelles sont franchement réussies (comme celle de l'œil de verre), d'autres plus conventionnelles, presque anecdotiques, mais c'est la loi du genre. Tabloid Dreams n'est pas le livre de l'année (d'autant plus que la traduction manque de mordant), mais c'est un bien joli petit recueil. À découvrir.

Ah oui, un dernier truc : une fois que vous aurez lu la nouvelle clôturant le recueil, n'oubliez pas de relire la première, il se pourrait que vous ayez une grosse surprise.

Kuru

Ils sont quatre. Des pathético-ravachol qui ont décidé de se rendre au sommet du G8 à Berlin afin d'aider un certain Heinrich Müller à surveiller la manifestation altermondialiste qui se prépare et dont tout le monde dit qu'elle va tourner au massacre. Une rumeur bien étrange, à bien y réfléchir. Ils sont quatre donc : Fred, le thésard branleur financé par son entrepreneur-des-années-80 de père ; Kristine, l'intello ; Paul, un révolutionnaire à qui il ne faut surtout pas parler de l'Amérique du Sud, et Pierre, le clone raté issu des manipulations génétiques d'une secte genre Raëliens.

Il y a aussi un couple : Katerine (la cousine de Fred), une sorcière moderne capable de télékinésie, et Fabio, son mari, qui a un gros problème d'éjaculation précoce. Tous deux se trouvent au même moment à Berlin (ville décrite comme si un hiver nucléaire venait de s'abattre sur l'est de l'Allemagne) afin d'essayer une nouvelle méthode médicale, « la dissociation », qui permettra peut-être à Fabio de pénétrer pour la première fois (tel Armstrong marchant sur la Lune) son épouse.

Evidemment, une collision se prépare sur fond d'émeutes sanglantes et de théories conspirationnistes.

J'adore Thomas Gunzig (Le Plus petit zoo du monde)… En fait, soyons plus précis, j'adore les nouvelles de Thomas Gunzig, car la lecture de son premier roman, Mort d'un parfait bilingue, m'avait laissé sur ma faim, déçu. Il manquait un truc. Kuru (la maladie mortelle que contractent les anthropophages mangeurs de cerveaux, pour ceux qui l'ignoreraient) m'a — bis repetita — laissé sur ma faim ; là aussi il manque un truc, et pas le moindre : une histoire, une intrigue forte. Kuru est surtout le portrait de neuf personnages, les sept cités précédemment auxquels on ajoutera Mika (la copine parano d'Heinrich Müller) et Rosa (la fille d'Heinrich Müller qui, telle une longiligne fleur des champs sur le point d'éclore façon orchidée, va découvrir les plaisirs du lesbianisme) ; un portrait de groupe altermondialiste assorti d'un portrait de couple dysfonctionnel, donc. Naturellement, il y a des passages à mourir de rire, des fulgurances (la scène de magie satanique, la description du shopping de Katerine, les malheurs de Pierre, la « dissociation » de Fabio). Gunzig a un talent fou, un style impressionnant, qui — personnellement — me rend jaloux. Page après page, Kuru se lit avec le plus grand plaisir, une jouissance littéraire pas si courante que ça à bien y réfléchir. Il n'y a pas vraiment d'histoire, vous êtes prévenus (ce que confirme une fin que l'on pourra juger culottée et qui me semble pour ma part des plus j'menfoutiste), mais il y a tellement d'idées et de trouvailles que ça vaut amplement d'être lu.

Kuru a été écrit sans plan, au fil de la plume (du moins, c'est qui ressort de sa lecture), et on pense alors à Hunter S. Thompson… en se demandant ce que serait devenu Hunter S. Thompson s'il était né en Belgique. Ne reste plus qu'à espérer que les Illuminati ne laisseront pas Thomas Gunzig à demi-mort sur le bas-côté d'un chemin de traverse à cause d'une sombre histoire de royalties…

Chromozone

Au début du XXIe siècle, l'informatique de toute la planète a été balayée par Chromozone — un virus militaire extrêmement puissant. Après ce cataclysme, les hommes se sont regroupés en micro-communautés ethniques, parfois ethnico-religieuses, souvent politico-douteuses (chez Beauverger, le fascisme est de toutes les couleurs et de toutes les races). Dans ce monde ultra communautaire, fait de blocs quasi imperméables évoquant une Terre divisée en losanges de dessiccation, coexistent (le plus souvent sans jamais se rencontrer) des riches et des pauvres, des puissants au bord du gouffre et d'autres sur le point de devenir plus puissants encore. Les inégalités sont très marquées et la classe moyenne semble avoir presque totalement disparu. Ce paysage européen, gris, fortifié, oppressant, est en quelque sorte « filtré » par un survivant de l'ancien monde, Khaleel, un ancien flic capable de traduire le flot de phéromones qui fait désormais office de réseau informatique. Quand le roman commence, ce « filtre » est sur le point de mesurer toute l'étendue de son pouvoir.

Si l'on considère que Chromozone se situe dans la droite lignée de Tous à Zanzibar de John Brunner, Soleil Vert de Harry Harrison, Camp de concentration de Thomas Disch et I.G.H/Crash/L'Île de Béton de J. G. Ballard, c'est-à-dire dans la grande tradition des œuvres littéraires essayant de décrire un futur proche (déglingué), possible à défaut d'être probable, il est clair que Chromozone ne tient pas la comparaison avec les chefs-d'œuvre cités infra. Et ce pour deux raisons :

1/ Le style oscille énormément, passant d'une écriture « très mode » assez maîtrisée (on pense alors à Féerie de Paul J. McAuley), à une narration percluse d'adjectifs, d'adverbes et d'effets de style bancals — prétentieuse, pour faire court.

2/ Les implications factuelles que Beauverger tire de son hypothèse de départ (un virus informatique provoquant un cataclysme mondial) sont pour le moins peu crédibles, d'autant plus qu'il ne donne pas de réponses satisfaisantes aux questions du style « mais qu'a fait l'armée après l'attaque de Chromozone ? » et « que sont devenus les ordinateurs qui n'étaient pas connectés au réseau ? ». Pour ce qui est des forces de l'ordre, l'auteur s'en tire par une pirouette du genre « ils n'avaient pas d'ordres alors ils n'ont pas bougé ». Un peu léger. Quant au reste de l'humanité, les Chinois, les Américains, les Indiens… ils sont franchement trop absents du tableau.

Les cinéphiles le savent : dans une hypothèse apocalyptique du genre « virus renvoyant l'humanité à l'âge du pistolet automatique », le moindre sous-officier qui a dix hommes armés sous ses ordres n'a plus qu'une idée en tête : s'emparer d'un château (ou bunker) afin de s'y accoupler avec les plus belles reproductrices — évidemment kidnappées dans ce seul but. Cas de figure mis en scène dans l'excellent 28 jours plus tard de Danny Boyle. Dans le monde de Beauverger, ce sont les chefs de communautés qui jouent ce rôle de leader — on n'y croit goutte.

Handicapé par sa partie spéculative défaillante, Chromozone n'est donc pas à considérer comme le Tous à Zanzibar de la décennie en cours (ce serait plutôt le Ravage des années 2000-2005), néanmoins, ce livre réserve de belles surprises, des idées passionnantes ; on y côtoie des personnages intéressants (Teitomo, Khaleel, Gemini, Justine Lerner) et on y flingue à tout va le politiquement correct (une attitude à la mode, il n'y a qu'à lire Forteresse de Georges Panchard). Au final, Chromozone n'est pas le livre francophone de l'année, ce qui ne l'empêche pas de revendiquer sa place d'« incontournable » pour quiconque s'intéresse un tant soit peu à la S-F d'expression française.

Le Bois de Merlin

Martin et Rebecca sont frère et sœur en quelque sorte, car Rebecca a été adoptée. Après la mort de leur dernier parent, ils se mettent en couple dans la ferme familiale (en lisière de la forêt de Brocéliande). Un enfant ne tarde pas à naître. Mais il est sourd et aveugle, jusqu'à ce que Rebecca commence à perdre la vue et la parole… Alors, comme si un étrange équilibre devait être respecté, ce que la mère perd, le fils le gagne. En fait, Martin ne tardera pas à découvrir qu'une guerre se livre sous son toit, une guerre vieille de deux mille ans, opposant Merlin à Viviane…

De tous les auteurs de fantasy contemporains, Robert Holdstock est l'un de ceux que Bifrost a le plus défendu — critiques des deux volumes de La Forêt des Mythagos dans le n°26, Celtika (n°31), La Forêt d'émeraude (n°33), Le Graal de fer (n°34), Le Souffle du temps, (n°34), Dans la vallée des statues, (n°34), Earthwind (n°37). Au sein de cette production fort riche (la plupart de ces titres ont été traduits et publiés en quelques années à peine), Earthwind fait figure d'ethno-SF ratée, sans grand intérêt ; pour le reste que du bon (même si on réservera Le Souffle du temps, planet opera contemplatif, à des lecteurs de science-fiction extrêmement motivés — fans absolus de Solaris par exemple).

Mais intéressons-nous maintenant au Bois de Merlin, ce truc hideux qui aura bien du mal à échapper à une nomination au Razzy de la pire couverture. Ne tournons pas autour du pot, ce livre (une assez intéressante novella gonflée avec la plus grande maladresse) est à réserver purement et simplement à ceux qui veulent lire TOUT Holdstock ; pour les autres, le récit finit à peu près là où il aurait dû commencer et fait office de pont brisé entre le cycle de La Forêt des Mythagos et le cycle du Codex de Merlin. En quoi cette « passerelle » est-elle rompue ? Tout simplement parce que Holdstock ne lie réellement le livre à aucun de ses deux cycles majeurs, échouant surtout à intéresser ses lecteurs : la France qu'il décrit ressemble trop à l'Angleterre de La Forêt des Mythagos, la cruauté de son propos est contrebalancée par le caractère falot de ses personnages (auxquels il arrive pourtant les pires choses)… Evidemment, il y a quelques belles scènes (la mort de Merlin), quelques idées somptueuses ou fort brutales (l'enfant qui s'immisce dans la vie sexuelle de ses parents de manière quasi incestueuse en disant à son père : « je n'aime pas quand tu fais ça à maman »), mais rien qui suffise à sauver ce livre du naufrage sylvestre. Les lecteurs qui aiment Robert Holdstock n'ont plus qu'à attendre la parution en France de Ancient Echoes (chez Denoël), sans doute son livre le plus ambitieux avec Lavondyss, et du troisième tome du Codex de Merlin (au Pré aux clercs), deux ouvrages dont on reparlera, comptez sur nous.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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