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Gilgamesh

L'antique Sumer, trois mille ans avant J. C. Ourouk pleure Lugabanda qui a rejoint le Pays sans Retour. Monarque avisé, il siège dorénavant parmi les dieux. Son fils est initié aux charges princières, mais il doit bientôt s'exiler car Dumuzi veut régner sans partage. Le jeune garçon fuit comme un vagabond, mais il reviendra en maître, car il est Gilgamesh, « L'Elu ». Deux tiers dieu pour une part d'homme, jouisseur et guerrier d'exception, son infatigable énergie épuise le peuple, comme l'on fait ployer un bœuf sous la charge. Il irrigue les champs, laboure les femmes, et séduit même Inanna, déesse de l'amour. Mais Gilgamesh s'ennuie. Il lui faut une tâche à sa démesure. Le roi trouve dans la forêt un homme sauvage qui lui résiste au combat. Enkidu deviendra son frère car une seule âme occupe leurs deux corps. Ensemble, ils vaincront le démon Huwawa dans le Pays des Cèdres. L'orgueil de Gilgamesh finit par irriter les dieux. Enkidu décède à son retour des Enfers, le souverain d'Ourouk est à nouveau confronté à la mort d'un proche. Gilgamesh prend conscience de sa propre finitude. Il ne redoute pas de succomber au combat, mais craint d'être un jour oublié. Commence alors une nouvelle errance qui le conduira au pays de Dilmoun où vit Ziusudra, unique survivant du déluge. Regrettant le sacrifice de l'ancienne humanité, les dieux l'ont rendu immortel, d'une éternité qui stupéfie Gilgamesh. Le souverain s'en retourne à Ourouk avec un présent de longue vie, qu'il perdra en chemin. Mais Gilgamesh a retenu la leçon : une heure fugitive de grandeur vaut mieux que mille ans de médiocrité. L'homme est tout entier dans son oeuvre. Le souvenir de Gilgamesh ne s'effacera pas.

Ecrit en 1984, ce roman est une reprise de L'Epopée de Gilgamesh, que l'on tient pour le plus ancien texte écrit. L'histoire originelle, sombre et désabusée, parfaitement représentative de la littérature mésopotamienne, était propre à séduire Silverberg. Au prix toutefois de changements. Dans sa postface, l'auteur justifie sa narration à la première personne et sa volonté de revenir au héros historique. Ainsi, la relation privilégiée de Gilgamesh aux dieux prend la forme de crises épileptiques, le dépit amoureux d'Inanna est celui d'une prêtresse, et l'immortalité une acceptation de la mort quand elle ne signifie pas disparaître. Le récit, brillant, est en surface une relecture de mythes. À partir d'une matière imposée, l'écrivain parvient à proposer une synthèse parfaite de son œuvre. Ziusudra, survivant du déluge, est un reliquat du passé, à la façon de Clay dans Le Fils de l'homme. Tout comme dans Le Livre des crânes, l'objet de la quête est l'immortalité. Muller, héros de L'Homme dans le labyrinthe, ne s'attache pas aux femmes, erre dans les méandres de la vie, et devra retourner chez lui. Enfin, le divin roi d'Ourouk est isolé par son don, tenu loin de ses proches, état qu'il partage avec le fragile David Selig de L'Oreille interne.

Dans sa nouvelle « Breckenridge et le continuum », Robert Silverberg rappelait la nécessaire réappropriation des archétypes. L'entreprise est ici parfaitement réussie.

Le Seigneur des ténèbres

Tout commence à la fin du XVIe siècle, où Andrew Battel, de Leigh dans l’Essex, voit son père et ses frères partir sur des navires britanniques et revenir riches, tannés par le soleil, nantis de souvenirs et de récits d’aventures. En âge de partir, Andrew se heurte tout d’abord aux réticences de son père puis aux velléités du destin : sa femme et l’enfant qu’elle portait meurent subitement. Il surmonte son chagrin et rencontre Anne Katherine, une jeune femme à la peau d’albâtre et aux cheveux aussi blonds que lui. C’est peu après qu’il embarque sur son premier bateau, promettant à sa fiancée son retour quelques mois plus tard, lesté des richesses nécessaires pour lui faire un beau mariage. Il ne la reverra jamais. Au détour d’une île d’Amérique du Sud, il est fait prisonnier par les Portugais — alors ennemis des Anglais. Il échouera en Afrique en commençant son épopée comme esclave…

Avec cet hommage implicite au célèbre roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Silverberg nous plonge dans le XVIe siècle Elisabéthain de manière radicale. L’immersion se fait sur le fond et sur la forme, l’auteur ayant choisi de reprendre les idiomes et expressions de l’époque (parfaitement retranscrits par la traduction française). L’auteur réussit totalement à recréer l’ambiance historique du moment, un siècle seulement après que Christophe Colomb a abordé les îles américaines, non sans camper le personnage d’Andrew Battel de manière remarquable.

Mais c’est dès lors que l’Anglais se retrouve en Afrique, aux côtés des Portugais d’abord, puis des Africains, dont les fameux Jaqqas — des cannibales sanguinaires — que l’aventure devient palpitante. Si les pérégrinations de la première partie du roman donnent un faux rythme du fait de quelques longueurs, l’horreur grandissante et la terreur qu’éprouvent les personnages européens face à la menace jaqqa scotchent littéralement le lecteur. De la même manière que Joseph Conrad laisse perplexe face au mystère grandissant de Kurtz, Silverberg nous met mal à l’aise dès la première apparition de l’Imbe Jaqqa Calandola, le géant d’ébène, chef guerrier mais, aussi et surtout, guide spirituel vénéré de tout un peuple. La découverte de cette tribu composée des meilleurs guerriers d’Afrique occidentale, de sa culture, de ses rites barbares pour un Européen blanc comme Andrew est le cœur du roman, passage palpitant, sanguinaire et passionnant. Car à l’instar du personnage, au-delà du cannibalisme, le lecteur est fasciné par cette autre façon de penser qui conduit à considérer l’homme blanc plus fourbe et plus barbare en ces terres. Du coup, ce volumineux roman devient une formidable critique de la colonisation, mais aussi de l’esclavagisme.

Le Seigneur des ténèbres est une véritable œuvre de cœur, loin des romans alimentaires des « années Majipoor ». Une de ces anomalies littéraires comme on aime à les découvrir.

Shadrak dans la fournaise

En 2012 Gengis Mao règne sur une Terre au bord du chaos, à Oulan Bator, dans un empire Mongol hérité de l'ancienne URSS. La population humaine a été réduite des deux tiers en raison d'une éruption volcanique gigantesque survenue en Amérique du Sud, et des séquelles d'une guerre bactériologique qui condamne les survivants au « pourrissement organique », sorte de peste du futur.

Réfugié au sommet d'une Tour en compagnie d'une oligarchie, le tyran dirige, observe, contrôle le monde par l'intermédiaire d'innombrables satellites ou caméras.

Ce n'est pas sa seule occupation. Prévoyant, il s'est adjoint les services d'un médecin à temps complet, Shadrak Mordecai, dont le corps est incrusté d'une multitude de capteurs qui le renseignent constamment sur l'état de santé de son patient, ou ses activités en cours.

Pourquoi se doter d'un tel attirail médical ? Gengis Mao est en fait un vieil homme obsédé par la mort dont il repousse l'échéance à coup de transplantations d'organes. Quant à son successeur désigné, Mangu, c'est en réalité un pantin, futur réceptacle de l'esprit du dictateur.

Mais voilà que Mangu décède. Oui va le remplacer ?

Paru en 1976, ce roman fut un échec commercial et constitua un tournant dans la carrière de Robert Silverberg. En professionnel de l'écriture, l'auteur cherchera d'autres voies romanesques. S'ensuivront le cycle de Majipoor et une série de volumes inégaux, plus volumineux, moins « personnels ».

C'en sera fini des ouvrages courts et haletants de la « période faste », des flamboyances stylistiques de L'Oreille interne ou du Fils de l'homme.

Pourtant, à y regarder de plus près, Shadrak dans la fournaise ne mérite pas cet ostracisme.

Ainsi, les deux thèmes traités par Silverberg, l'identité corporelle (ou plus précisément ici le transfert) et l'interrogation éthique sont au coeur d'Axiomatique, le très remarqué et remarquable recueil de nouvelles de Greg Egan (éditions du Bélial').

Deux consciences pour un corps unique, à l'instar de L'Homme programmé, autre roman de Silverberg, voilà donc la première bonne surprise conceptuelle de ce livre. Via les capteurs, Gengis Mao et Shadrak se partagent le corps du dictateur. Le médecin est ainsi averti des dérèglements organiques de son patient avant même que les manifestations symptomatiques remontent à la conscience de celui-ci. Silverberg pousse même plus loin l'idée de la confusion identitaire en faisant rédiger le journal intime de Gengis Mao par Shadrak.

Au-delà du thème du transfert (qu'a exploité à outrance un certain Alfred Hitchcock), ce roman invite le lecteur à d'autres réflexions : surgissent en effet aujourd'hui des injonctions médicalo-marketing du type « être à l'écoute de son propre corps » ou « être conscient de son corps ». Mais justement, que savons-nous de notre intimité en dehors de manifestations pathologiques qu'il faut absolument réprimer ? L'idée profonde de Silverberg est peut-être là : le corps, cet étranger que nous devons réduire au silence.

Deuxième grand thème abordé dans l'ouvrage : le débat éthique.

Shadrak dans la fournaise, comme beaucoup de récits de Robert Silverberg, retrace l'itinéraire spirituel d'un personnage. Le nom du médecin n'est d'ailleurs pas anecdotique. Le romancier l'a emprunté à un épisode biblique, le Livre de Daniel.

La question posée est celle-ci : Gengis Mao est-il un Mal nécessaire garant de l'ordre du monde et de sa survie, ou est-il un Mal absolu ?

Dans un premier temps, Shadrak prend parti pour le Mal nécessaire. Mais la mort de Mangu et la révélation qui s'ensuit soulèvent une deuxième question : peut-on traiter le Mal sans y succomber à son tour ?

Les affres de la fournaise évoquée dans le titre s'apparentent donc aux affres de la conscience et du choix.

Pour résoudre ce dilemme, Shadrak s'efforce de rompre son emmurement moral (les tours n'ont pas bonne réputation chez Silverberg) et d'aller à la rencontre de l'humanité souffrante.

Voilà donc la matière d'un roman très riche.

Ces mouvements de l'âme humaine, que renforce le choix narratif du présent de l'indicatif, ne devraient pas laisser le lecteur indifférent.

Le Maître du hasard

Robert Silverberg a écrit Le Maître du hasard (L'Homme stochastique) quelques années après L'Oreille interne. On retrouve plusieurs similarités entre ces deux romans, soit dans la forme, soit dans le fond. Le roman se déploie par la narration du personnage principal, Lew Nichols. Ce dernier est stochasticien, c'est-à-dire chercheur en probabilités événementielles, statisticien clairvoyant. En travaillant pour le compte de Paul Quinn, politicien charismatique, il lui permet d'accéder au poste de maire de New York. Nichols nourrit l'espoir que Paul Quinn accédera un jour à la Maison Blanche. Le stochasticien, désireux de jouir du pouvoir par procuration, rencontre Martin Carjaval, personnage excentrique voyant l'avenir.

Nichols veut profiter de cette faculté pour influer sur ses projets politiques. Mais contre son attente, la philosophie de Carjaval va bouleverser sa conception du monde, car l'avenir est déjà écrit et ne peut pas être modifié.

La description et l'élaboration de ce futur proche s'appuient principalement sur la nuance. Ainsi, Silverberg construit finement son New York en s'attardant sur des détails qu'il avait déjà esquissés dans L'Oreille interne : les relations sociales, les mœurs, la politique. L'auteur compose en quelque sorte une variation du premier roman ; la lente disparition de l'être au sein d'une masse sociale, disparition qui s'explique par l'importance sociale donnée aux modes (vestimentaire, drogue, nourriture), à la religion ou à l'ethnie plutôt qu'à l'individu. La narration, limitée au cadre new-yorkais, s'oppose littéralement au don de Carjaval. C'est un voyant, certes, mais dont la vision est bornée à son propre champ. Silverberg montre par là que la prescience a ses propres limites. Toujours dans cette optique nuancée, l'auteur met en place un certain décalage en narrant l'histoire passée d'un homme qui voit l'avenir. Cette tension narrative se retrouve dans le personnage. La situation de Lew Nichols rappelle les problèmes de David Selig. Tous deux sont dans l'empêchement d'agir : le premier parce qu'il n'a pas encore le don, le second parce qu'il le perd. Ils ne peuvent ni l'un ni l'autre transformer leur situation malgré leur faculté. Toutefois, Nichols est aussi l'opposé de Selig, comme un miroir antinomique. Son pouvoir naissant est un don que chacun a en soi et contrairement à la télépathie, qui fait accéder au monde intérieur et personnel de l'autre, la prescience montre le futur partagé par tous.

Si la vision est différente, la problématique reste la même : l'histoire d'un homme désabusé, dépassé par le monde qui l'entoure. Carjaval tente d'expliquer à sa manière le « comment » de son don. Mais, il fait l'impasse sur le « pourquoi » de celui-ci. De son côté, Nichols veut trouver un but à cette faculté. Il voit la possibilité « utopique » de guider l'humanité, puis, empêché par le déterminisme, il réduit son désir à « pouvoir regarder l'avenir ». Philosophie d'un désabusement accepté, la prescience permet l'omniscience mais n'autorise pas d'influer sur les événements. L'acceptation de cette prescience déterministe modifie la vision de Nichols. Désormais, l'univers est une « contre-entropie », un univers qui tend vers un but qui n'en est pas un. Dans Les Particules élémentaires, les personnages de Houellebecq étaient résignés, leurs existences annonçant fatalement l'inutilité de l'espèce humaine et sa fin prochaine, alors que dans Le Maître du hasard, le déterminisme n'est finalement pas un obstacle, car si l'homme est un rouage parmi d'autres, il se distingue de ceux-ci parce qu'il en a conscience.

Le Livre des crânes

« Ils sont quatre :
Timothy 22 ans, riche, jouisseur, dominateur.
Oliver, 21 ans, beau, athlétique, bloc lisse à la faille secrète.
Ned, 21 ans, homosexuel, amoral, poète à ses heures.
Eli, 20 ans, juif, introverti, philologue, découvreur du Livre des Crânes.

 Tous partis en quête du secret de l'immortalité : celle promise par le Livre des Crânes. Au terme de cette quête, une épreuve initiatique terrible qui amènera chacun d'eux à contempler en face le rictus de son propre visage. Une épreuve au cours de laquelle deux d'entre eux doivent trouver la mort (l'un assassiné par un de ses compagnons, l'autre suicidé) et les deux autres survivre à jamais. » Texte de la quatrième de couverture de la première édition française (qui trace parfaitement l'intrigue de l'ouvrage, ou plutôt son absence).

Dans la production de Robert Silverberg du début des années 70, Le Livre des crânes est un texte atypique, avant tout car il est censé se situer peu ou prou à la période où il a été écrit. Ce roman, relecture « contemporaine », donc, du mythe de la Fontaine de Jouvence, nous mène de New York à un étrange monastère perdu au fin fond de l'Arizona, monastère qu'Eli compare dès la seconde page du livre à Shangri-La. Comparaison fallacieuse, car « sur quatre, deux devront mourir ». On comprend tout de suite que l'immortalité (récompense et malédiction, ambivalente par essence) se dressera au bout du chemin. Dès lors, le suspense est ailleurs : Qui va mourir ? Et comment ?

C'est dans ce « qui » et ce « comment » que se situe, à mon sens, la seule véritable faiblesse d'un livre très ambitieux sur les plans stylistique et thématique. Car Silverberg, consciemment ou inconsciemment (ce dont on se permettra de douter), lie de façon dérangeante (et un brin complaisante) l'homosexualité et la mort — amalgame (homosexualité = déviance morbide) que d'autres auteurs, avant et après lui, ont commis, mais le plus souvent en étant homosexuels (voir à ce sujet Sacrements de Clive Barker, chef-d'œuvre méconnu sur la noire destination de l'espèce humaine). Par conséquent, les scènes finales paraîtront sans doute un brin ridicules (voire nauséabondes) au lecteur actuel (surtout s'il est homosexuel) ; mais pourraient aussi paraître d'un humour noir jouissif à un lecteur à la religion ouvertement homophobe (n'oublions pas qu'elles le sont quasiment toutes).

Roman coup de poing, souvent vertigineux, d'une ambition stylistique rare, Le Livre des crânes n'a pas très bien vieilli (sa traduction française, plus que compétente, mériterait sans doute un coup de pinceau) et pourtant il s'agit sans conteste d'un des chefs-d'œuvre de Silverberg qui, à l'époque (1972), avait osé décrire une jeunesse réaliste rêvant de « chattes », de « cul » et de supériorité, car la suprême récompense (pour ces quatre pèlerins américains), ce n'est pas de trouver sa place parmi les hommes (le commun des mortels), mais bien de la trouver au-dessus. En jouant avec cette notion de « race supérieure », Silverberg ne nie pas sa judéité, il la met à l'épreuve.

L’Oreille interne

Dans L'Oreille interne, Robert Silverberg cite les ouvrages composant la bibliothèque de son personnage : il y a par exemple des livres de H.G. Wells, Jules Verne, Asimov, Bradbury ou Sturgeon, mais aussi de Faulkner, Hemingway, Céline, Joyce ou Proust 1. Par la composition de cette bibliothèque, Silverberg veut nous faire comprendre qu'il est possible d'écrire un texte qui s'abreuve aux références de la S-F tout en se référant à un contexte littéraire plus large. Ce roman, considéré tour à tour comme une curiosité, puis comme le chef-d'œuvre de Silverberg, se fonde sur un thème classique de science-fiction, la télépathie, en le traitant d'une manière originale : imaginez Joyce écrivant L'Homme démoli.

David Selig, juif de New-York, se sait télépathe depuis l'enfance. Il cache soigneusement ce « don », permettant de sonder les pensées des êtres vivants à leur insu, qui lui paraît être une malédiction. Pourtant, lorsque ce pouvoir s'amenuise, la quarantaine venue, David se laisse envahir par une mélancolie incommensurable. Au travers d'une narration introspective, le personnage principal retrace les moments importants de sa vie : sa jeunesse, ses rencontres amoureuses, ses crises existentielles. L'Oreille interne est l'histoire d'un homme, ou plutôt d'une partie essentielle de celui-ci, qui meurt.

Les pouvoirs parapsychiques, et plus fortement la télépathie, sont un lieu commun depuis l'Age d'Or de la S-F américaine. Ce thème est exploité soit comme un élément central du roman, comme dans Séquence Sigma (autre titre : Les Six lendemains) de James Blish (1949), À la poursuite des Slans de Van Vogt (1951), L'Homme démoli d'Alfred Bester (1953), Les Plus qu'humains de Théodore Sturgeon (1953), Psi de Lester Del Rey (1971), soit comme un composant de la fiction. Le plus souvent, ces fictions présentent des êtres dont la différence est une source supplémentaire de puissance, surpassant les maigres ressources du simple homo sapiens. Silverberg, de son côté, choisit de développer le thème a contrario. Il montre l'ambiguïté de la télépathie chez David, qui, en se sentant différent des autres, ne parvient pas à se positionner au sein de la société. L'auteur détourne un stéréotype thématique en une tension dramatique. David est l'antithèse du télépathe : bien qu'ayant la possibilité d'ouvrir et de pénétrer l'esprit de quelqu'un, il est lui-même fermé au monde, cloîtré dans un espace intérieur qu'il ne parvient pas à définir exactement. Le personnage principal traverse une double crise existentielle. Tout d'abord, celle d'un être qui ne parvient pas à s'accepter comme il est, puis comme un être perdant ce qui le définissait, sa différence. Le roman exprime aussi bien au travers de la narration que dans le style le mal-être du personnage. Ainsi, l'analyse des oeuvres de Kafka commente en interne une des problématiques de L'Oreille interne, c'est-à-dire « l'impossibilité de la communication humaine ». Le drame de David Selig est qu'il se décrit comme étant un récepteur/réceptacle, qui se nourrit de ce que renferment les autres individus. Cet état de fait implique que le télépathe est une coquille vide et qu'il ne pourrait exister sans la présence de l'autre. L'autre, c'est cette société qui lui renvoie l'image d'un monstre de par sa différence. Par ailleurs, il y a cet autre lui, le télépathe, lorsqu'il parle à la troisième personne, reflet déformé qui semble lui échapper. David Selig est donc étranger au monde et à lui-même.

Si au premier abord David est un être vide, la narration remplit le personnage. En effet, celle-ci débute à la première personne, puis, au fil des chapitres, va s'alterner avec la troisième personne, des extraits de journaux intimes et un ton impersonnel. Le style éclaté de la narration montre que le personnage est un être complexe, formé de différentes facettes : temps présent, souvenir de jeunesse, études littéraires, etc. L'enchâssement des différents styles narratifs et surtout les interpellations à un hypothétique lecteur parasitent le discours comme la télépathie de Selig est elle-même parasitée par le temps qui passe. Ainsi, il est difficile de savoir si le personnage s'adresse réellement à quelqu'un ou s'il s'entretient lui-même dans un incessant monologue intérieur. Dans le premier cas, le dialogue fictif démontre un début d'ouverture au monde du télépathe mourant, et dans l'autre cas, le monologue à plusieurs voix de David est pour le lecteur une expérience comparable à la télépathie. Le texte invite alors au voyeurisme de l'introspection d'un être qui regardait à l'intérieur des autres.

Par la simplicité du vocabulaire et une narration alternée, Silverberg écrit un roman sur un être exceptionnel qui se considère pourtant comme un moins que rien. Relatant le naufrage d'un être unique dans la masse, Silverberg expose non seulement le mal-être existentiel de la génération vieillissante de l'après 68, mais aussi la dilution d'un personnage stéréotype de la littérature de genre. Négation d'un âge d'or social et littéraire, L'Oreille interne est un roman important.

L’Homme programmé

Paul Macy est fier de sa banalité retrouvée. Il sort tout juste de traitement, et tout va bien. Tout va mieux en fait. Sa normalité va le réinsérer dans le flot de la société. Certainement pas par la grande porte, mais qu'importe. Parce qu'on le lui a dit, il sait qu'il a fait quelque chose de mal, qu'il a payé et gagné son retour parmi les hommes, et cela suffit à Paul Macy.

Sauf que Paul Macy n'existe pas. Il est une fiction. Une punition. Naguère, ce corps abritait l'esprit de Nat Hamlin, artiste surdoué — génial en fait —, mais aussi violeur récidiviste à la cruauté malsaine. Crimes au-delà de toute rédemption dans cette société policée et progressiste où l'on ne guérit plus le mal par le mal. Nat Hamlin s'est vu condamné à l'oblitération. Son esprit a été décapé, passé à la chaux pour ne plus être qu'une toile vierge sur laquelle, patiemment, on a inscrit la personnalité artificielle de Paul Macy On lui a inventé un passé, une enfance, des peines de cœur et des envies d'avenir. Dispositif radical, mais qui a fait ses preuves. En tirant la chasse sur Nat Hamlin, on a englouti ses perversions et ses pulsions. Adieu donc Nat Hamlin, et bienvenue à toi Paul Macy. Une longue vie t'attend.

Sauf que le lifting va craquer, et que très vite, Hamlin va refaire surface et faire valoir ses droits sur ce corps dont on l'a exproprié. Insuffisamment armé pour résister à cette lame de fond, le falot Macy va peu à peu sombrer dans la schizophrénie. C'est un thème cher à Silverberg, qui y voit la quintessence du conflit dans la narration, condensé sur un seul personnage. On le retrouve sous des traitements variés dans nombre de ses nouvelles, comme les excellentes « Maison des doubles esprits », « Multiples » ou l'incontournable « Passagers ». Et il va jouer ici de ce conflit de la manière la plus littérale qui soit. Hamlin et Macy vont s'affronter dans ce corps qu'ils partagent, le premier tentant de réémerger des abysses et le second cherchant à s'incarner au-delà d'une vie qu'il sait fictive. Une série de dialogues souvent réussis qui font beaucoup pour le charme de ce roman souvent considéré comme mineur, mais dont le principal intérêt ne réside pas là.

Ecrit en 1971, L'Homme programmé ouvre la série de romans largement introspectifs (suivront Le Livre des crânes, Le Temps des changements, L'Oreille interne et, dans une moindre mesure, Le Maître du hasard), qui constitue sans doute la partie la plus intéressante de l'œuvre de Robert Silverberg. La lecture du paratexte de ses Nouvelles au fil du temps nous renseigne assez bien sur son état d'esprit à cette époque. Alors qu'il aspire à une écriture plus ambitieuse, il s'aperçoit que le prix à payer est la perte de son invraisemblable facilité d'écriture, corollaire de cette innocence relative qui lui avait permis de vivre confortablement de sa plume. Un constat qui l'amène à s'interroger profondément sur sa condition d'auteur et d'artiste. Une partie de ses questionnements se retrouve projetée sur le personnage ambigu de Nat Hamlin, génie lumineux, mais homme profondément mauvais.

Silverberg, par le biais du candide Macy cherche à comprendre comment la beauté, dans laquelle il précipite l'essence même de l'art, peut surgir de la noirceur. Comment l'homme, si imparfait, si facilement victime de ses plus basses pulsions, peut-il dans son art tendre vers la perfection ? Dilemme moral très juif au fond, pour un auteur qui a toujours pris soin de se distancier de sa judéité. Position d'autant plus paradoxale que la réponse qu'il y apporte est d'un fatalisme que n'aurait pas renié un rabbin. La beauté porte en elle sa part d'ombre, et tout créateur doit assumer la sienne, s'il veut espérer la toucher du doigt. Il est intéressant aussi de constater que c'est alors même qu'il est à l'apogée de son talent, que Silverberg se remet le plus violemment en question.

Ce qui en fait clairement un écrivain du doute. Une attitude qui n'est certes pas inédite, et nombre de ses prédécesseurs ont dû en passer par là, mais c'est en tout cas la première fois qu'un auteur de S-F l'intègre si étroitement à son récit. Il le refera d'ailleurs, mais rarement avec autant de noirceur et de crudité.

Crudité qui va jusqu'à un abus de scènes sexuelles qui font beaucoup pour la mauvaise réputation du roman. Cruellement datées, elles sonnent par ailleurs étrangement faux. Bien loin des perforations authentiquement dérangeantes d'un Ballard, Silverberg reste même dans ce domaine (surtout dans ce domaine), un auteur bourgeois. Le parfum gentiment transgressif de ses scènes de sexe ressemble à une partouze giscardienne de 1974 filmée en super-8. Sans le ténébreux personnage de Nath Hamlin, le roman aurait, il est vrai, bien peu d'intérêt. Fascinant, dangereux et hanté, Silverberg nous l'offre sans compassion comme parangon du génie artistique. Etre dual, son nom nous renvoie sans équivoque au conte du Joueur de flûte de Hamelin, tout d'abord sauveur de la ville, puis bourreau de tous ses enfants. Robert Silverberg résume ainsi la condition d'artiste : celle d'un salaud magnifique. Magnifique par sa création, salaud parce qu'il a dû regarder au fin fond de lui-même avec assez d'honnêteté pour transcender sa part d'ombre.

L'Homme programmé mérite l'effort de passer au-delà de ses aspects les plus anodins. Il demeure l'un des romans les plus lucides sur la création artistique, un regard fort et dénué d'autocomplaisance.

Le Temps des changements

Kinal Darrival est le fils du Septarque de la Province de Salla. Ce royaume est situé sur l'un des deux continents de l'hémisphère Nord de la planète Borthan, elle-même colonisée par les Terriens. Une « Convention » très rigide régit les rapports sociaux des habitants de Salla. L'expression de soi y est rigoureusement interdite. Les discussions d'ordre privé sont réservées aux frères et soeurs de lien, et les confidences aux Purgateurs, c'est-à-dire aux prêtres. Le langage privilégie les formes impersonnelles : le « on » y remplace le « je ». À la mort du Septarque, Stirron, frère aîné de Kinal Darrival, prend le pouvoir, et Kinal, comme tous les cadets, doit se trouver un emploi et quitte la capitale, Glin. C'est le début d'une longue errance qui le conduit finalement au port de Manneran ou la rencontre avec un Terrien du nom de Schweiz décide de sa destinée.

Le Temps des changements, publié pour la première fois en 1971, appartient à ce qu'il est convenu d'appeler la période faste de Robert Silverberg. Ce roman se présente comme une autobiographie, l'itinéraire d'un homme qui endosse progressivement les habits de Prophète pour briser l'ordre social de son monde natal. Nous voici dans les terres (ou plutôt les sables) de Dune paru quelques années auparavant (en 1965) et ce n'est pas une mince gageure de la part de Robert Silverberg que de s'y être engagé.

Il s'y emploie via une thématique qui lui est propre, celle de la rupture ou de la métamorphose.

Comment Kinal Darrival opère-t-il cette rupture ?

Par le langage et la drogue.

La transformation sociale par le langage a été abordée par Jack Vance dans Les Langages de Pao et George Orwell dans 1984. Ces ouvrages, comme celui de Robert Silverberg, contiennent l'idée que les langues et les sociétés fonctionnent sur le mode de la reproduction et que le Pouvoir appartient au locuteur. Kinal rédige donc une profession de foi en abandonnant les formes grammaticales impersonnelles en vigueur à Salla. Il devient de fait un proscrit et les premières pages du Temps des changements résonnent familièrement aux lecteurs des Rêveries du promeneur solitaire et des Confessions de Rousseau : « Je m'appelle Kinal Darrival et je vais tout vous dire à mon sujet » ou « Sur cette planète qui est la mienne, je suis seul désormais. En un sens j'ai inventé un nouveau mode de vie : je peux sûrement inventer aussi un nouveau genre littéraire. » Comment ne pas deviner aussi, par une mise en abyme, l'espoir secret de tout écrivain d'opérer un changement dans l'esprit de son lecteur, bref un fantasme d'emprise ? Le second levier de la rupture, c'est la drogue.

Tout Prophète est un prosélyte. Kinal conquiert de nouveaux disciples en leur faisant absorber une drogue provenant de l'autre continent de l'hémisphère nord, Sumara Borthan. Celle-ci permet d'accéder à son Moi profond, à celui des participants, bref à la Connaissance.

Là encore, la drogue de Sumara évoque l'Epice. Le projet de communion spirituelle du monde de Borthan dont rêve Kinal n'est pas loin de la civilisation camée de Dune.

Enfin, le prophétisme nous renvoie au thème de la rédemption souligné dans le hors texte de l'édition de poche, thème qu'on retrouvera aussi dans Shadrak dans la fournaise ou Le Fils de l'homme.

Au final, Le Temps des changements souffre de la comparaison d'avec l'ouvrage majeur de Frank Herbert, mais l'enjeu était sans doute différent. Silverberg a fabriqué une œuvre intimiste. À la lecture du roman, des images de Un condamné à mort s'est échappé, film de Robert Bresson dans lequel une évasion carcérale est identifiée à une libération intérieure, se sont imposées à moi. On pourrait évoquer aussi Bernanos…

Reste une écriture inimitable, comme une pâte à la fois fluide et brûlante qui atteint le cœur du lecteur.

Les Monades urbaines

« Loué soit dieu ».

En 2381, l’humanité vit dans des tours hautes de 3000 mètres, chacune peuplée de quelques 880000 personnes : les Monades Urbaines. L’humanité a donc trouvé un recours à la surpopulation en se développant verticalement et en exploitant la surface terrestre ainsi libérée exclusivement pour l’agriculture. Au sein des monades, une société hiérarchisée et prétendument utopique se développe avec comme principal objectif l’accroissement de la population mondiale.

Les Monades urbaines remet en question l’idée de l’utopie en exposant une société qui vit sans problèmes apparents. Détachée des contingences sociales, elle pousse au paroxysme le besoin de se sentir heureux. Ainsi, le premier chapitre fait glisser l’utopie vers la tyrannie du bonheur que seul le regard détaché et ethnologique d’un personnage issu de l’extérieur rend supportable. Le roman expose que, fondamentalement, la liberté n’existe plus dans une société idéale ; d’où la citation en incipit d’un passage de l’Emile de Rousseau. Dans le second chapitre, une femme conditionnée par la société ne peut se résigner à la quitter ; seul un reconditionnement, cette fois actif, permettra son déplacement volontaire. Si la liberté individuelle semble impossible, celle de la sexualité est exacerbée. Cette dernière, librement consentie et pratiquée, devient obligatoire dans la pratique, garantissant en quelque sorte le seul repère d’une liberté absurde et contraignante.

Les notions d’intimité et de jalousie sont alors considérées comme anormales. Et les sentiments déviants ne doivent pas pervertir le fonctionnement idéal de la société. Les anomos — étymologiquement, les hors-la-loi — qui ne parviennent pas à s’insérer dans ce cadre social, sont éliminés pour le bien commun. Il n’y a donc aucune expression possible pour l’individu — dans l’affirmation de son caractère unique — ni même de possibilités de fuite. Les tentatives de Micael ou de Siegmund Kluver sont des échecs. Le premier, en s’échappant dans le monde extérieur — c’est-à-dire le monde de l’horizontalité — est confronté à une société tout aussi contraignante, comme un reflet inverse de celle qu’il vient de quitter. Le second tente de s’extraire des contraintes de la Monade par une ascension sociale fulgurante : arrivé au sommet, il comprend qu’il n’y a aucune différence entre la vie fade des résidents inférieurs et le désintérêt idéologique et politique des dirigeants qui, comme tout le monde, s’abandonnent à des fêtes orgiaques. La seule échappatoire se trouve dans la mort, volontaire ou involontaire. Finalement, le suicide — dans un sursaut d’individualité — de Kluver est peut-être son seul acte de libre-arbitre. La logique du roman est poussée à l’absurde, l’accroissement infini de la population : la justification religieuse et morale empêchant toute réfutation raisonnable.

Les Monades urbaines est un roman construit comme un recueil de nouvelles, où chaque chapitre se focalise sur un personnage. Au fil des textes, les personnages se croisent et tissent un réseau de références, créant ainsi un réalisme descriptif discret et sensible. Le pointillisme utilisé par Silverberg dans le caractère et les interactions des personnages accentue le fossé entre l’individu et la description massive de la monade. Chaque récit présente un dérèglement, une « anomalité » du système, parfois minime, mais qui a de l’impact au niveau de la cohésion du tout. Le véritable personnage principal est la Monade urbaine — fourmilière géante — écrasant jusque dans le récit l’importance de l’humain, lui niant toute possibilité d’affirmer son individualité. La forme du roman en elle-même défie la monotonie de la Monade urbaine par la multiplicité des regards, par sa focalisation sur différents personnages. La forme unitaire du roman est donc contestée dans l’éclatement des chapitres. Incidemment, la narration et la forme se rejoignent dans un même discours contestataire — à l’encontre d’une forme/pensée convenue et balisée.

Un roman nécessaire, « Dieu soit loué ». 

Le Fils de l’homme

Ecrit en 1971, ce court roman lysergique vient s'insérer sans solution de continuité dans une production qui est alors à son apogée. La même année, Robert Silverberg va sortir trois autres de ses plus grands classiques : L'Homme programmé, Le Temps des changements et Les Monades urbaines. Résolument atypique, Le Fils de l'homme brille d'un éclat particulier dans cette constellation. Robert Silverberg en parle comme l'un de ces romans dont « on ne dépasse pas la troisième page, ou bien dont on fait partie de la minorité active de fans qui le relit régulièrement ». On ne peut que lui donner raison, car Le Fils de l'homme ne se laisse pas apprivoiser aisément. Son intrigue est relativement banale. On y suit Clay, enlevé par le flux du temps et transporté dans un lointain futur. Si lointain, si étranger, qu'il en devient incompréhensible à l'homme du XXe siècle. On pense naturellement aux Danseurs de la fin des temps de Moorcock, mais l'esthétique et la finalité du Fils de l'homme sont toutefois bien différentes.

Entre 1968 et 1974, Silverberg est à pied d'œuvre. Presque sans transition, le faiseur surdoué, mais sans lustre, est devenu un génie enfiévré, consumé par le doute et qui cherche frénétiquement dans sa fiction les réponses à ses questions. Mais en coulisses, plusieurs personnes ont permis cette mue. Deux surtout. Frederik Pohl tout d'abord, qui, en tant que directeur littéraire (il est alors rédacteur en chef de If et de Galaxy), va donner à Robert Silverberg l'occasion d'écrire et de placer les textes plus ambitieux auxquels il aspire depuis longtemps. L'autre, c'est son voisin et ami, Harlan Ellison. Il sait que Silverberg est capable de faire exploser les carcans de la S-F traditionnelle « à la Campbell », et il va nourrir ses envies en ouvrant ses horizons littéraires. Déjà grande gueule, déjà iconoclaste et volontiers irrévérencieux, Ellison est lui-même un expérimentateur (parfois même trop extrême pour le très sage et mesuré Silverberg) et il va encourager son ami à explorer une écriture plus personnelle.

C'est encouragé par ces deux personnages, forts différents, que Silverberg va se hasarder sur une S-F plus intimiste, plus proche de l'humain. Plus mature aussi, et plus expérimentale dans sa forme. Il affirme son écriture, sa technique. Son style aussi. Et à la pointe extrême de ses expérimentations se trouve… Le Fils de l'homme.

Le roman est à voir comme une sorte de défi technique. Son chef-d'œuvre de compagnon du tour de France, en quelque sorte. Et comme nous sommes encore dans les derniers soubresauts du psychédélisme, Silverberg va tenter de saisir les derniers effluves des fleurs que les jeunots se sont plantées dans les cheveux. Y confrontant peut-être sa propre expérience avec le LSD, il va faire du Fils de l'homme un roman synesthésique. Dans une écriture tout aussi sensuelle que sensorielle, Silverberg concentre son effort sur le plaisir du verbe. Il compose ses phrases comme une palette de peintre, dispose de ses sens avec une désinvolture qui fleure bon l'ergot de seigle. Le Fils de l'homme est une tentative débridée de déconstruction narrative, mais avec cette retenue un rien bourgeoise dont ne se départit jamais Robert Silverberg. Il en résulte une histoire complètement anecdotique, peuplée de personnages improbables, dont on ne saura finalement pas grand-chose, car ils ne sont que des poupées d'argile remodelées au gré des pages (je vous rappelle que le personnage principal s'appelle Clay — argile, en anglais). Et pourtant, à aucun moment Silverberg ne se laisse aller à lâcher sa ligne de récit, si ténue soit-elle. C'est elle qui empêche le lecteur de couler, et de s'abîmer dans l'ennui et l'incompréhension. Comme jamais le fond n'est sacrifié à la forme, Le Fils de l'homme reste abordable, mais risque de grandement dérouter ceux qui ne connaissent que le Silverberg du cycle de Majipoor. On pourrait facilement en déduire qu'il s'agit alors d'un ouvrage dispensable. Il n'en demeure pas moins un roman fascinant, une expérience flamboyante et une magnifique leçon d'écriture qui se doit de figurer dans le cursus de tout aspirant écrivain.

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