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La Neige de Saint-Pierre

Petit à petit, les éditions Zulma complètent dans leur collection de poche les œuvres du Maître Léo Perutz, toujours dans les élégantes traductions de Jean-Claude Capèle. Après Le Maître du jugement dernier et La Troisième balle, c’est au tour de La Neige de Saint-Pierre de venir répandre sur nos vies ses flocons électriques et frissonnants.

Georg Friedrich Amberg jaillit du néant aux premières lignes du récit, dans les murs d’une chambre de clinique. L’histoire qu’il porte en lui n’est pas celle qu’on lui raconte. Il reconnaît pourtant autour de lui des protagonistes de ce qu’il croit être la vérité, mais avec des rôles différents. Que s’est-il vraiment passé après qu’il s’est tenu debout au milieu de ce carrefour, à regarder partir dans sa Cadillac verte l’énigmatique Bibiche, sa collègue de laboratoire à l’institut bactériologique de Berlin, dont il est amoureux ? A-t-il été percuté par une voiture, comme on le lui affirme ? Ou bien a-t-il rejoint les terres du baron von Malchin, qui s’est mis en tête de réveiller la foi religieuse en son village et de restaurer la vieille lignée impériale des Staufen en faisant ingérer aux villageois la Neige de Saint-Pierre, l’ergot de seigle aux puissantes vertus hallucinatoires ? Et s’est-il vraiment trouvé pris dans un mouvement populaire qui a failli lui coûter la vie ?

Perutz est le maître d’un fantastique subtil qui irrigue une narration excellemment maîtrisée. Il nourrit celle-ci d’une érudition historique et scientifique jamais empesée et qui ne vient jamais faire obstacle au plaisir de la lecture. Bien sûr, un tel roman écrit en 1933 sur les volontés de pouvoir hallucinées ne pouvait qu’attirer les foudres du régime nazi, mais ce n’est pas là son aspect le plus dérangeant : celui-ci délivre un questionnement singulier sur le réel et son inexplicable continuité, tout autour de nous. Ainsi, quelques questions primordiales hantent ce texte et plus largement toute l’œuvre de l’écrivain autrichien : serons-nous vraiment le même dans la seconde qui suit ? Pourquoi persistons-nous dans notre identité ? Et si nous n’étions pas l’histoire que les autres nous racontent de nous-mêmes ? Et si le simple fait de raconter faisait jaillir les êtres et les événements ? Et si le monde n’était simplement que ce récit mâtiné de l’imagination des autres et de celle de nous-mêmes ? Questions qui sont autant d’étranges réponses à l’angoisse profonde de la folie qui ne nous quitte jamais vraiment…

Et si, à la sortie du roman, vous ne savez plus qui est qui, de vous-même et des autres, alors vous serez mûrs pour partir en quête de l’inquiétant Marquis de Bolibar, aux mille visages : vivement une prochaine réédition !

Traverser la ville

« La collection “Dyschroniques” remet à l’honneur des textes anciens de grands noms de la SF, nouvelles ou novellas posant en leur temps les questions environnementales, politiques, sociales, ou économiques. Si certaines questions semblent moins d’actualité, d’autres, en revanche, sont devenues brûlantes et illustrent, hélas, la pertinence des craintes exprimées par les auteurs de SF. Chaque texte est suivi d’une biographie/bibliographie de l’auteur, d’un bref historique des parutions VO/VF, d’éléments de contexte, ainsi que de suggestions de lectures ou visionnages connexes. »

Traverser la ville, de Robert Silverberg, sort en 1973, un an seulement après le rapport Meadows qui exhortait à la fin de la croissance, onze ans après le Billennium de Ballard qui pointait les risques de la surpopulation, et deux ans après son Monades urbaines sur le même thème. Les années 50 et 60 connurent simultanément l’explosion démographique et l’urbanisation du monde ; c’est alors que naquit le concept, banal aujourd’hui, de mégalopole, qui liait les deux phénomènes. D’autre part, le monde était alors l’objet de forces contradictoires entre volonté de régulation globale et poussées nationalistes variées ; comme l’Europe aujourd’hui. C’est donc un monde surpeuplé, intégralement urbanisé mais politiquement fragmenté, que décrit Silverberg. Le centre est loin, la vie s’organise dans une myriade de districts (proches des comtés US) où vivent (plutôt mal) quelques centaines de milliers de citoyens. Les districts, entre spécialisation et standardisation, ont chacun leur propre organisation politique, leur composition sociologique, leur activité économique dominante. Chacun se méfie des autres, l’âge est aux frontières, tiens donc ! C’est dans ce contexte qu’une rebelle s’exfiltre du district de Ganfield en emportant le logiciel qui régule le fonctionnement de toutes les infrastructures ; un logiciel que personne ne sait remplacer (on est ici proche de « La Pompe six » de Bacigalupi). Dans un monde automatisé où la surpopulation impose une gestion quotidienne de la pénurie endémique et dont la complexité empêche tout contrôle humain, l’évènement est dramatique ; l’effondrement guette Ganfield. Menacé de lynchage par procuration, son mari-du-mois part à sa poursuite afin de récupérer le logiciel pour sauver sa communauté. Il traverse la ville et emmène le lecteur à sa suite, lui faisant visiter un petit bout d’un monde peu attirant. C’est à la fois un peu court et très bien vu.

On notera, dans ce texte, une vision peu valorisante de la femme. Autres temps…

L'Histoire secrète de Twin Peaks

Surprenant car, loin d’être le roman de facture classique que sa couverture laisse imaginer, LHSDTP s’apparente dans sa forme au roman épistolaire sans être un épistolaire strict. LHSDTP se présente comme la mission confiée à un agent du FBI d’identifier l’Archiviste, l’auteur anonyme d’un imposant dossier sur les racines du mystère Twin Peaks – si long et détaillé qu’il confine à une anamnèse de l’étrange dans la petite ville. LHSDTP est donc le dossier secret in extenso, annoté en marge par l’agent du FBI qui l’analyse.

Surprenant aussi car seule une très faible part de l’ouvrage est consacrée directement à l’affaire filmée par David Lynch, ce qui déroutera – voire décevra – sûrement les aficionados. On trouve bien des bios détaillées des personnages principaux de la série, ainsi qu’une histoire de leur famille et une analyse de leurs relations, mais ce n’est pas l’essentiel. Il s’agit ici d’histoire secrète au sens strict du terme, c’est-à-dire du récit de temps long d’événements dissimulés au commun des mortels ou de mise en relation de faits apparemment indépendants pour en extraire les liens cachés.

Mais c’est aussi un ouvrage séduisant. Il est très beau, d’abord. La variété des documents proposés (coupures de presse, photos, dessins, rapports officiels caviardés, etc.) et le soin apporté à la création des facsimilé offrent à l’œil un objet plaisant à voir, qu’on feuillette avec plaisir, un peu comme quand on fouille dans une vieille malle retrouvée au grenier ; une plongée dans un monde jusque-là inconnu, aussi joliment suranné dans la forme que foisonnant dans le fond. Car pour peu qu’on s’y plonge vraiment (je pense que le feuilletage distrait est ici contre-productif), il est d’une grande richesse thématique. Mêlant le vrai, le supposé, le complotiste, l’auteur raconte l’histoire secrète de Twin Peaks, du monde et de l’humanité entière. Sans jamais lever complètement le voile, laissant une part au doute et à l’interprétation (car à l’inverse des secrets qu’on peut révéler au grand jour et changer en informations, les mystères restent inaccessibles à une connaissance complète), Frost livre un récit qui s’étend de l’expédition Lewis et Clark – qui traversa les USA jusqu’au Pacifique au début du XIXe (cf. le comics Manifest Destiny) – à nos jours. On y croise des Francs-Maçons et des Illuminati ; on y apprend le sort tragique des Indiens Nez-Percés, premiers habitants de la région de Twin Peaks. Déjà, l’inexplicable hantait les forêts du futur État de Washington. Et le temps passe. Twin Peaks, la ville, naît et grandit. Autour, dans les monts et les bois, les phénomènes étranges sont rares mais récurrents, et de plus en plus documentés avec l’augmentation du peuplement et l’avancée des techniques. Fil rouge du dossier, le jeune Doug Milford vit l’un de ces événements. Sa vie en est bouleversée ; Milford devient un agent de plus en plus secret au service du gouvernement. Projets Sign, Grudge, Blue Book, Milford est de toutes les recherches ufologiques et de toutes les dissimulations. Il « croise » Eisenhower, fréquente Nixon, mais aussi Ray « Amazing Stories » Palmer ou le Majestic 12. Il finit par mourir dans l’épisode 19 de la série, non sans avoir transmis, dans LHSDTP, sa charge de surveillance à l’Archiviste.

A voté

« La collection “Dyschroniques” remet à l’honneur des textes anciens de grands noms de la SF, nouvelles ou novellas posant en leur temps les questions environnementales, politiques, sociales, ou économiques. Si certaines questions semblent moins d’actualité, d’autres, en revanche, sont devenues brûlantes et illustrent, hélas, la pertinence des craintes exprimées par les auteurs de SF. Chaque texte est suivi d’une biographie/bibliographie de l’auteur, d’un bref historique des parutions VO/VF, d’éléments de contexte, ainsi que de suggestions de lectures ou visionnages connexes. »

A voté, d’Isaac Asimov, est un court texte à lire en ces temps d’élections américaines. Écrit en 1955, alors que les sondages d’opinion avaient déjà prouvé tant leur efficacité que leurs limites, et que la publicité politique commençait son œuvre débilitante, elle poussait au bout l’idée de l’échantillon représentatif, cher aux instituts de sondage, et la mixait avec les espoirs et craintes associés à la cybernétique et au développement des ordinateurs. Asimov y imagine un monde à venir (2008, pour info) dans lequel la démocratie a été « améliorée ». Au lieu de convoquer à intervalles réguliers des dizaines de millions de citoyens pour voter – seul le grand-père se souvient de cette époque et radote dessus dans l’indifférence –, les USA s’en remettent à un seul « électeur » dont le profil permettra de désigner les élus idéaux pour toutes les fonctions politiques. Cet électeur, qui change chaque année et représente à lui seul l’américain-type, est désigné par l’ordinateur central Multivac (« qui gère les élections ainsi que bien d’autres choses »), grande responsabilité qui donne lieu à une grande excitation citoyenne. On y voit le fantasme fifties de l’ordinateur central tentaculaire et les inquiétudes légitimes devant les dérives en gestation de la démocratie élective – en 2007 Idiocracy l’avait moqué, Trump et consorts le confirment aujourd’hui. On y voit aussi l’attrition extrême d’un corps électoral ramené à un « électeur », qui interroge nos temps d’abstention massive et/ou de populisme affirmé dans ce que les politologues nomment la politique post-vérité. Intéressant bien que peu réaliste, le texte, néanmoins, est de qualité très moyenne. Jouant sur le mystère que présente ce mécanisme électoral pour le lecteur, il ne contient que peu d’intensité dramatique et met en scène un personnage falot que sa « responsabilité » émeut in fine.

On notera, dans ce texte, une vision peu valorisante de la femme. Autres temps…

Au-delà du gouffre

Le Canadien Peter Watts est l’un des pontes actuels de la hard SF. Peu prolixe – quelques romans et une grosse vingtaine de nouvelles –, il crée une des SF les plus exigeantes et imaginatives de ces dernières années et fait partie du club des futurs classiques, en compagnie de gens comme Liu, Chiang ou Egan. Au-delà du gouffre est le premier recueil de ses nouvelles publié en français, coédité par le Bélial’ et Quarante-Deux. Il compte seize nouvelles – onze inédites en VF, deux primées (Hugo et Shirley Jackson) –, deux articles plus une bibliographie.

Au fil de textes qui racontent le The Thing de Carpenter du point de vue de la créature, plongent jusqu’au bout de l’espace et du temps à la rencontre de vies inimaginables, réécrivent l’histoire d’un monde romanisé et fanatique, ou tordent ce que nous définissons comme humain jusqu’à l’incongruité, Watts développe un monde radicalement différent qui baigne pourtant dans une vraie ambiance de plausibilité.

Matérialiste convaincu, Watts donne à ses lecteurs la vision sans équivoque d’un univers moniste. Dieu n’existe pas, la foi est une erreur intellectuelle, au mieux le résultat d’une stimulation cérébrale externe. Dieu évacué, reste à traiter de l’humain. Si l’animal humain existe, celui-ci ne porte rien en lui qui ne soit matériel et quantifiable. La conscience est une illusion. Actes et pensées ne sont que des réponses à des stimuli. Ce qui se donne à voir comme ce qui (croit) se pense(r) ne dépend que des stimuli reçus et de la forme du câblage neural qui les traite : inputs –> algorithmes de traitement –> pensées/actes. Rien de plus. Le néocortex se leurre s’il croit être aux commandes, le gros du traitement vient des systèmes limbiques, ensemble de sous-routines qui traitent l’information et forment un réseau qui croit être une unité consciente. Au spectacle de cet homme-machine, on pense autant à Descartes qu’au plus confidentiel de La Mettrie.

Bardé de ces convictions fortes qui rappellent – dans un genre très différent – Lovecraft, Watts entraîne le lecteur à sa suite, des coulisses de Vision Aveugle et d’Échopraxie à celles de Starfish, en passant par quantité d’univers indépendants tous sous-tendus par les mêmes certitudes. Numérisation ou fusion des « individus », modifications génétiques ou bioniques, transformations volontaires (ou pas…) des états de conscience. Si tout n’est que viande (le mot qu’il emploie), tout est modifiable pourvu qu’on ait la technologie adéquate. Toutes les expériences sont possibles, tous les échecs aussi. Le seul message ici est que la vie existe et se perpétue, souvent au prix de la violence physique, assistée par la technologie quand elle est disponible. La vie n’a rien à dire à un univers qui lui est indifférent. Les humains veulent survivre et se perpétuer, les aliens aussi, les animaux ne sont pas moralement supérieurs – Watts est l’homme qui affirma en interview « Animals are assholes » (les animaux sont des cons).

Pour exprimer son postulat, Watts manie le champ lexical scientifique avec une virtuosité qui donne l’impression qu’il ne ferait que décrire un monde qu’il voit. Tout est clair, tout se tient, l’aspect factuel de son style donne à ses textes la force de l’évidence.

Au-delà du gouffre est donc un recueil moderne, brillant, engagé au bon sens du terme. Et l’ensemble, s’il est dur, n’est jamais glauque ; l’auteur se définit comme un optimiste en colère, pas comme un pessimiste.

Ada

Ada a disparu. L’inspecteur Frank Logan, de la police de San Jose, est chargé de l’affaire. Mais cela commence mal : lui, totalement imperméable aux nouvelles technologies et à tous ces appareils censés nous faciliter la vie, le voilà à la recherche d’une IA ! Et pas n’importe laquelle : une IA programmée pour écrire des romans à l’eau de rose. Eh oui, eux, au moins, se vendent par dizaines de milliers (de quoi faire baver d’envie d’autres littératures de genre). D’ailleurs, Ada doit parvenir à écouler cent mille exemplaires de sa bleuette. Et elle est, bien évidemment, prête à tout pour parvenir à ses fins. C’est sa raison d’exister.

De fait, pour devenir un écrivain à succès, elle compile toutes les données, toutes les statistiques sur le sujet, lit tous les romans Harlequin (et autres). Et en arrive à des conclusions sans appel : « le sexe vend », mais « au-delà d’un certain seuil, chaque pénétration coûte 2500 lecteurs et je ne parle même pas de pratiques plus scabreuses. » Tout un poème ! Pour améliorer son efficacité, Ada décide très rapidement de prendre contact avec Frank Logan, bien surpris de ce retournement de situation. Il va aider l’IA à mieux appréhender les tenants et les aboutissants d’un monde où les chiffres ne sont pas une valeur absolue.

On l’aura compris, l’intrigue policière est avant tout pour Antoine Bello l’occasion, une fois encore, de s’interroger sur la création littéraire. Ses descriptions de la typologie des romans à l’eau de rose est parfois hilarante. Et la naïveté d’Ada, du moins au début, lorsqu’elle ne saisit pas encore parfaitement la dimension humaine, y est pour beaucoup. Mais l’auteur se questionne aussi sur la valeur de l’écrivain : s’il suffit d’appliquer quelques recettes pour faire à coup sûr un best-seller, à quoi bon continuer à payer ces êtres capricieux et peu fiables ? Et il va plus loin : quels métiers peuvent échapper à une IA efficace ? Quelle est la réelle valeur ajoutée de l’humain ? Les machines ne sont-elles pas plus efficaces pour moins cher, plus… rentables ? Dans quel monde voulons-nous vivre ? Autant de questions qui traversent le roman sans alourdir l’histoire principale. Des questions qui ne sont d’ailleurs pas neuves pour les lecteurs de Bifrost, loin de là – mais n’en sont pas moins traitées de façon agréable.

Reste un bon Antoine Bello, pas un grand. La faute, sans doute, à cette volonté de coller, par le style, aux œuvres dont il parle. Les personnages sont à la limite de la caricature, surtout Frank Logan, policier un peu aigri prêt à tout pour lutter contre un système qu’il abhorre – poussé en cela par sa Française de femme. Quant aux discussions liées à la quantité de pornographie nécessaire au succès d’un livre, pour distrayantes qu’elles soient, elles n’en finissent pas moins par lasser. Tout cela n’enlève rien au plaisir de lecture, mais ôte de la richesse et de la profondeur au récit. Et pousse à attendre avec espoir le prochain opus de cet écrivain talentueux… ou de son IA, pour peu que la prédiction contenue dans le présent roman se réalise d’ici là.

Water Knife

À Phoenix, Arizona, l’absence d’eau plonge la ville dans le chaos : on s’y déchire et on y trafique tandis que les Merry Perry venus convertir et prier le retour de la pluie plantent leur tentes à proximité des pompes à eau de la Croix-Rouge/Amitié chinoise dont le prix est indexé sur le cours de l’eau en temps réel. Aux frontières des États voisins, des vigiles armés dissuadent en toute illégalité les Zoners de fuir chez eux, sachant que les États-Unis n’ont plus réellement les moyens de faire valoir leurs droits contre les groupes armés par les puissantes multinationales. Ambiance…

Cette situation est due à la baisse du débit du fleuve Colorado et à sa surexploitation : la pollution a réduit la taille des glaciers où il prend naissance, la pluviométrie ne suffit plus à l’alimenter, les barrages se sont multipliés le long de ses rives, les autorisations de prélèvements n’ont pas été réactualisés, de sorte que l’eau ne parvient même plus à l’embouchure, au Mexique, et qu’elle manque un peu partout. Conséquence : les sociétés se livrent à une guerre pour le contrôle de l’eau, par la corruption et la coercition, interdisant des captages ou autorisant de nouveaux prélèvements en se fondant sur des traités oubliés, lesquels ont, selon la loi, la préséance de l’ancienneté. Catherine Case, richissime contrôleuse de l’eau du Nevada, n’hésite pas à détruire des stations de distribution avant que les complexes n’aient le temps de faire appel d’une décision de justice que la « Princesse » n’a emporté que de façon temporaire grâce aux manœuvres de ses avocats. Angel Velasquez est un de ces water knife, homme des basses besognes assuré de trouver plus tard une place dans les Cypress que Case fait construire, des paradis de verdure quasi autonomes qui recyclent eau et déchets en circuit fermé, accessibles aux seuls fortunés. Sa patronne l’envoie à Phoenix où des troubles laissent entendre qu’elle pourrait perdre le contrôle de la situation. Lucy Monroe, journaliste plus soucieuse de vérité que de sa sécurité, enquête de même sur le meurtre particulièrement atroce d’une connaissance censée détenir un secret propre à bouleverser la donne.

Ce roman est à peine de la science-fiction : il fait le tour d’une situation bien réelle, la bataille de l’eau ayant depuis longtemps commencé dans les États concernés par l’eau du fleuve. Paolo Bacigalupi, qui vit dans le Colorado, n’hésite pas à intégrer ses sources dans le roman, comme le livre de Marc Reisner, devenu un film, Cadillac Desert, pourtant déjà daté de 1986.

Sordide, violent, désespéré, ce thriller n’est pas seulement un page turner efficace. Ce cri de révolte contre l’avidité criminelle des multinationales et pour un partage équitable et mesuré de l’eau est avant tout incarné par des personnages bien campés : Bacigalupi a accordé à tous la même attention, ce qui donne de l’épaisseur à une intrigue qui paraîtrait autrement convenue. Au fil des rebondissements, Angel et Lucy, les principaux protagonistes, se révèlent toujours plus complexes. Il est impossible d’oublier les beaux portraits de Maria, la petite marchande d’eau rackettée par les truands locaux, qui héberge une amie prostituée persuadée de convoler un jour avec un habitant de Cypress, ni celui de Toomie, le vendeur de pupusas, qui a fait de la neutralité son sauf-conduit. Au-delà du réquisitoire, le récit est avant tout un roman psychologique parfaitement maîtrisé, axé sur la culpabilité, où les individus confrontent leurs aspirations légitimes et leur désir de survie face à un drame écologique collectif qui les dépasse. Peur, trahison, indifférence, résignation sont les miroirs que présente Bacigalupi, qui interpelle sur le comportement des sociétés et celui de tout un chacun face à l’inaction. Bref, un thriller à la mécanique précise, qui maintient jusqu’à la dernière page un suspense confirmant la maîtrise narrative de l’auteur. Implacable.

Sous le vent d'acier

Pionnière du voyage interstellaire, la très âgée Eunice Akinya s’est embarquée pour les étoiles grâce au principe de Chibesa, qu’elle a laissé à ses descendants, ouvrant à l’humanité les portes de l’espace. Ce volet se déroule plusieurs décennies après les évènements du premier tome (La Terre bleue de nos souvenirs) : Geoffroy, qui étudiait les éléphants au pied du Kilimandjaro, s’est éteint, refusant de prolonger sa vie avec les moyens à sa disposition ; sa sœur Sunday, l’artiste basée sur la Lune, âgée de plusieurs siècles, est plongée dans un coma profond dû à un calcul mathématique accaparant son esprit. Avec Jitendra, elle a eu une fille, Chiku, laquelle s’est fait cloner en deux exemplaires indiscernables de l’original, reliés par un transfert de mémoire : Chiku Jaune est restée sur Terre tandis que ses autres versions vont à l’aventure. Elle a eu un fils, Mecufi, avec lequel elle est brouillée : il a rejoint les Aquatiques, qui, sous l’égide de Lin Wei, la fondatrice, retournent à la mer en redevenant poissons ; elle-même est désormais Arethusa, une baleine qui vit recluse sur une station spatiale. Chiku Rouge s’est lancée à la poursuite du vaisseau spatial d’Eunice et n’est jamais rentrée, Chiku Verte a eu deux enfants avec Kanu et tous sont à bord du Zanzibar, un des holovaisseaux de la caravane qui fait route vers un autre monde, Creuset, situé à vingt-huit années-lumière : le décalage temporel est désormais trop grand pour maintenir le lien entre les deux exemplaires de Chiku. Pourtant, le fantôme de Chiku Verte apparaît à Jaune, manifestement dans l’intention de lui délivrer un message ; les Aquatiques sont prêts à assister celle-ci pour qu’elle en prenne connaissance, persuadés qu’une menace se profile.

En effet, Zanzibar et les autres vaisseaux, astéroïdes évidés longs de cinquante kilomètres, avec lacs, montagnes et villes abritant des millions de passagers, ainsi que des éléphants, se rendent sur Creuset car Arachne, l’intelligence artificielle dirigeant le télescope spatial Ocular, y a détecté un artéfact formant une bande à la surface de la planète, le Mandala. Devançant la caravane, des machines intelligentes, les Pourvoyeurs, sont censées construire des villes et rendre la planète habitable tandis que les passagers effectuent à tour de rôle des sauts qui les plongent dans un sommeil cryogénique retardant leur vieillissement. Mais une explosion causant une dépressurisation sème la panique : criminelle ou pas, elle révèle des tunnels non répertoriés qui soulèvent bien des questions et divise la classe politique en factions antagonistes. Le mystère s’épaissit lorsque la fiabilité des données transmises par les Pourvoyeurs sur place est remise en cause. Par ailleurs, la mission doit se préoccuper d’un problème que les ingénieurs n’ont pas encore résolu depuis la décision d’imprimer aux vaisseaux une accélération maximale ayant consommé l’énergie disponible pour ralentir, à savoir la mise au point d’un système de freinage, sous peine de dépasser leur destination.

Dans le Système solaire également, là où Chiku Jaune mène l’enquête, sur Mercure ou Hypérion, des tentatives de meurtre dessinent les contours d’une menace qui concerne toute l’humanité.

Il est difficile de passer à côté de ce roman tant il regorge d’idées intéressantes, qu’il serait dommage de dévoiler ici. L’originalité de l’univers mis en place par Alastair Reynolds s’est un peu émoussée, mais l’intérêt reste soutenu grâce à une action plus dynamique et des révélations savamment dosées. Au passage, on relève de stimulantes réflexions sur la définition de la conscience ou les rapports entre animalité, machines et humanité, dont les frontières tendent de plus en plus à s’estomper. Une saga d’ores et déjà à marquer d’une pierre blanche.

L'Inclinaison

Ceci est l’histoire d’une vie, et de ses errances à travers le temps. Le narrateur, Alesandro Sussken, originaire de Glaund, est le cadet d’une famille de musiciens. Alors que, suite à une guerre qui s’éternise contre le Faianland, son frère aîné Jacj, jamais démobilisé, cesse de donner des nouvelles, Alesandro devient un compositeur à la renommée grandissante. Sa source d’inspiration lui vient de trois îles de l’Archipel du Rêve visibles au loin, inaccessibles non seulement à la connaissance en l’absence de carte (en raison, dit-on, d’anomalies gravitationnelles), mais interdites aux continentaux par la junte militaire de l’impitoyable Madame, la généralissima Flaauran. Une certaine porosité culturelle existe toutefois, puisque Sussken se procure L’Aviateur perdu, l’album d’un rocker, And Ante, qui a médiocrement plagié sa musique. Mais voilà qu’une tournée où musiciens, compositeurs et chefs d’orchestre sont invités à donner des concerts sur quelques-unes des innombrables îles fournit l’occasion de visiter l’Archipel. Si les autochtones sont avenants, la bureaucratie est pesante et pointilleuse : les voyageurs sont sommés de présenter à chaque escale leur visa ainsi qu’une barre dont il faut ne jamais se séparer, un cylindre de bois poli serti de fins tracés indiquant parcours effectué et durée du séjour, réactualisé par les contrôleurs.

Au terme de neuf semaines enchanteresses ayant inspiré des œuvres à venir, séjour encore agrémenté par une brève liaison avec une pianiste, Sussken connaît, comme les autres, un retour traumatisant : plusieurs années se sont écoulées à Glaund. Ses parents sont décédés, sa femme l’a quitté, lasse de n’avoir jamais reçu de ses nouvelles, qu’il a pourtant régulièrement adressées. Aucune explication n’est donnée aux voyageurs qui ignoraient tout des distorsions temporelles entre les îles. Ils avaient bien constaté le double affichage horaire dans les cabines à bord des navires, sans y attacher plus d’importance, comme ils avaient remarqué les énigmatiques désœuvrés qui hantent les abords des bureaux d’enregistrement – sans comprendre leur rôle.

Fuyant un présent devenu étouffant, Alesandro n’a d’autre choix que de reprendre clandestinement la route des îles et de frayer avec ces adeptes qui traînent dans les ports, couteau au poignet, proposant contre rémunération de rétablir les écarts de graduel pour effacer un incrément ou un détriment, en gravant de nouveaux traits sur la barre et en imposant au voyageur des tours et des détours incompréhensibles avant tout nouvel embarquement.

Le familier de Priest aura compris qu’il s’agit d’une nouvelle incursion dans « L’Archipel du Rêve », riche de nombreux motifs renvoyant aux œuvres précédentes, à L’Adjacent comme aux Insulaires lorsque sont nommés des personnes et des lieux, fascinants effets de moirage avec de constants dédoublements et répétitions qui déconcertent tout en induisant une forme de familiarité.

Mais il s’agit moins ici de découvrir des aspects étonnants de quelques îles de l’Archipel que d’effectuer un troublant voyage à travers les multiples formes du temps. Ce n’est probablement pas pour rien que le patronyme du narrateur est déformé en Suskind, du nom d’un physicien en mécanique quantique, ni que le nombre de chapitres, 79, avoisine la durée moyenne d’une vie. Tout le monde vit sur plusieurs lignes temporelles à la fois : elles se trouvent ici spatialisées dans la complexe géographie de l’Archipel, tant chez Priest chaque intrigue se résout par le voyage, lequel s’inscrit avant tout dans une durée (comme le rappelle la célèbre première phrase du Monde inverti : « J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. ») L’Archipel devient ainsi une lecture onirique de la réalité, forcément mouvante et plurielle, où s’aventure le narrateur en quête de sens : « Je ne voyageais que pour mettre de la distance derrière moi, pour gagner sur la distance qui restait à parcourir. Distance et temps : le temps absolu, le temps de bateau, mon temps. »

C’est en même temps une réflexion sur la création artistique, qui aborde les aléas de l’inspiration, le problème de l’interprétation, mais aussi du plagiat (plagie-t-on par admiration ?), les rapports avec la chaîne de production, le leurre des travaux de commande laissant officiellement toute latitude à l’auteur pour s’exprimer, l’ambiguïté des motifs de reconnaissance par le public. Comme en témoigne ce récit aux fluctuants contours autobiographiques, l’Archipel du Rêve est le territoire où Priest puise son inspiration mais aussi son identité, les îles formant « un modèle, un schéma, une structure (…) qui, tout en ayant leur existence propre et distincte, composaient un ensemble. »

C’est cet espace fragmenté, diffracté, qui, une fois de plus, séduit et fascine, à la façon d’un kaléidoscope dont on ne finit pas d’admirer les images. De livre en livre, Priest ne cesse de surprendre et de donner à méditer.

Prince Lestat

Dressons la tente : Anne Rice commence chez J.C. Lattès, croise avec Plon un certain nombre d’années puis atterrit chez Michel Lafon, qu’on ne remerciera jamais assez d’avoir sorti Maxime Chattam, imprimé du Rika Zaraï et édité la bonne parole de Jean-Pierre Foucault. C’est donc sur un papier rugueux, lourd et épais, sous la forme d’un volume aussi désagréable aux doigts qu’aux poignets, que Prince Lestat s’offre aux hordes fanatiques et affamées de fans français avides de nouvelles « Chroniques des vampires ». Au long des pages, le correcteur semble parti en vacances, avec l’illustrateur, et le traducteur pas vraiment concerné. Bref, d’un point de vue technique, Prince Lestat est moche et mal foutu. Heureusement, il reste l’auteur. Enfin… heureusement…

Anne Rice a su se hisser au panthéon du fantastique en brisant les codes de ses prédécesseurs pour imposer les siens. Sa bibliographie regorge de pépites telles que La Reine des damnés, Le Lien maléfique ou, dans un registre pas si éloigné qu’on le dit, Les Infortunes de la Belle au bois dormant. Son chef-d’œuvre, Entretien avec un vampire, on le sait, est étudié à juste titre dans certaines universités américaines. Il suffit de le relire pour comprendre qu’Anne Rice n’aurait pas à rougir en présence du fantôme de Bram Stoker. Ce qui n’est pas rien.

Mais qu’on en parle à quiconque a été assez courageux pour aller jusqu’au bout : à partir du diptyque Le Domaine Blackwood /Le Cantique sanglant, les vampires d’Anne Rice, ça n’a plus été ça. Intrigues cousues de fil blanc, personnages aussi vivants que Barbie & Ken, tics mièvres et sirupeux de l’auteure à longueur de pages : les jours glorieux semblaient déjà loin. Anne Rice tirait sur la corde mais se maintenait quand même au-dessus du sol. De justesse. Et puis la corde a cassé.

Avec Prince Lestat, l’aficionado passe un cap. On est ici largement au niveau de La Fin du Ã, le livre qu’A. E. van Vogt aurait dû refuser d’écrire pour Jacques Sadoul : l’histoire est creuse, son développement interminable et les tics sont devenus des mécaniques ultra-répétitives qui empêchent en permanence la mayonnaise de prendre. On se surprend à regretter la guimauve trempée dans du miel des deux opus précédents. Le schmilblick vampirique, quant à lui, n’avance pas d’un poil tant ces idées de voix dans la tête, de démon originel et d’accession au trône ont été rebattues, d’une manière ou d’une autre, dans de précédents volumes.

Il n’y a strictement rien à sauver, dans Prince Lestat. Et c’est une très mauvaise porte d’entrée dans l’univers d’Anne Rice. Sans doute la pire à ce jour.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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