Connexion

Actualités

Grand Central Arena

Le professeur Sandrisson, principal concepteur du moteur Sandrisson de la propulsion hyperluminique, décide de le tester lui-même dans l’espace puisqu’aucune sonde automatisée n’est jamais revenue attester de son efficacité. Parmi l’équipage recruté pour la circonstance, Ariane Austin, pilote chevronnée amatrice de courses de vaisseau spatial en espace confiné (où effleurer la paroi du tunnel est synonyme de catastrophe) et l’ingénieur Marc C. DuQuesne, dont on apprendra qu’il est un hypérion, guerrier doté de capacités physiques et intellectuelles phénoménales dissimulées pour retrouver une forme d’humanité. À peine parti, le Graal est privé de sa propulsion, les IA embarquées ou implantées dans l’équipage étant également inopérantes : il est retenu dans un espace immense où échouent toutes les espèces extraterrestres disposant de cette technologie. Leur morphologie est typique du bestiaire de l’âge d’or de la SF. On ignore les raisons des concepteurs interdisant l’utilisation du voyage hyperluminique et des IA, mais quelques explications avancées, qui répondent aussi au paradoxe de Fermi, sont assez astucieuses. Les concepteurs ne sont jamais visibles, seulement audibles pour énoncer avertissements et sanctions et définir le cadre des défis que se lancent les factions qui s’affrontent au sein de l’Arène. Car pour bénéficier de certains avantages dans cette enceinte, voire disposer du nécessaire pour rentrer chez soi, il convient de s’affronter dans des épreuves, aux enjeux parfois conséquents pour l’espèce entière. L’équipage apprend sur le tas les règles du lieu et le comportement à observer selon les espèces, le plus souvent à la faveur de maladresses et de naïvetés, en faisant preuve aussi d’une irascibilité d’une rare inconséquence, que cette élite justifie par sa difficulté à garder son sang-froid. Ainsi, suite à la bousculade par un Bug-Eyed Monster malotru d’une espèce encore jamais croisée, mais dont l’apparence devrait dissuader n’importe qui évoluant en milieu inconnu de répliquer, il est demandé sèchement de s’excuser devant la dame. Mais puisque l’Humanité ne se laisse jamais démonter, elle gagnera sa place au sein des espèces confinées là, c’est-à-dire tout en haut.

On l’aura compris : il s’agit d’un hommage au space opera des origines, notamment à E. E. Doc Smith qui en est l’inventeur : un vaisseau est baptisé Fulgur et Marc C. DuQuesne est le nom d’un méchant de La Curée des astres, premier roman de Doc Smith en 1919. Autant dire qu’on y trouve de la grande aventure sans complexe, à la croisée de Stargate et Babylon 5, mais dans la façon des pulps, avec des héros d’une épaisseur psychologique inférieure au nanomètre et des ressorts convenus qui font passer les grosses ficelles de séries B pour des audaces postmodernes. L’intrigue générale ne manque pourtant pas d’attraits, on y trouve même quelques belles idées, et les pièces du puzzle s’emboîtent joliment ; en revanche, la manière de les amener est confondante d’amateurisme, de même que les dialogues destinés à délivrer des informations au lecteur, d’une artificialité qui échappe à la logique…

Premier volume d’une trilogie écrite par un surdiplômé, coordinateur en R&D d’une entreprise high tech, Grand Central Arena est un space opera on ne peut plus vintage, qui semble avoir été écrit en ces temps héroïques. Il ne reste qu’à reprendre les propos de Serge-André Bertrand en 1973, à propos du Premier Fulgur, deuxième de la série de Smith : « Si vous aimez ça, vous en aurez ici pour votre argent. »

Les Affinités

Adam Fisk, le vilain canard de la famille, suit des études de graphisme à l’écart d’un père WASP, d’une belle-mère soumise, de son frère aîné qui a réussi conformément aux attentes parentales, et de son jeune demi-frère, d’une sensibilité équivalente à la sienne. C’est sa grand-mère qui finance sa formation artistique, mais elle va mal et son placement en maison de retraite va bientôt inciter la famille à faire des choix. Isolé, il effectue le test d’InterAlia qui permet de connaître objectivement les gens avec lesquels il a le plus d’affinités, parmi une classification de vingt-deux types : cela va du test cognitif à l’analyse par ADN. Au sein des tranches ainsi identifiées, cinq dominent, dont les Tau, à laquelle il appartient. C’est une nouvelle vie qui s’ouvre à Adam grâce à la cooptation de ses pairs : travail, logement, règlement de problèmes divers – les obstacles s’effacent du fait de l’entente liant les membres entre eux, une entente exclusive, au détriment de ceux qui ne sont pas de la fratrie, une entente radicale, même, qui en essaimant à travers le monde impose un redécoupage social menaçant les anciennes hégémonies et annonçant de futurs conflits de castes.

On ne choisit pas sa famille, pas plus qu’on ne choisit ses amis : tout est déterminé par un ensemble de paramètres objectifs allant bien au-delà de la constitution des réseaux sociaux que l’éditeur met en perspective dans son accroche. Les Affinités ne se contentent pas d’accumuler les amis ou les followers, mais proposent un système d’entraide équivalent à la franc-maçonnerie, en opposition à l’organisation étatique centralisée qui a fait son temps. Wilson détourne là, et radicalise, en bon auteur de SF, le concept de téléodynamique sociale, une analyse des processus thermodynamiques rapportés au vivant, et notamment la conscience. L’étude des interactions dans un même milieu, qui, depuis l’écologie, s’est étendue aussi bien à la génétique, la bactériologie, la neurologie, la protéomique, qu’à divers aspects de la société, annonce un monde non plus centralisé, mais gouverné par les liens qui le constituent, et que les outils informatiques ont permis de mettre en évidence. De ce point de vue, le roman, en apparence mineur, si on n’y veut voir que le récit d’élites entrant en concurrence, dessine les zones d’affrontement d’une humanité en pleine mutation, attachée à remédier aux désordres planétaires de la pollution et de l’environnement, redéfinissant les priorités autour d’une culture et d’une conscience globales opposées aux civilisations antérieures, dont on perçoit l’effondrement en arrière-plan.

Constatant ce changement de paradigme, le récit est une mise en garde contre l’utilisation prédatrice du numérique, et partant, des réseaux sociaux qui facilitent la catégorisation des individus par tranches culturelles, psychologiques, professionnelles ou autres, au risque de favoriser la constitution d’élites, par essence antagonistes. C’est cette dérive que met en scène le roman en trois parties bien définies : la reconnaissance de soi offrant un havre d’accueil (Une Maison par une nuit d’hiver), l’appartenance liée au phénomène de bande (Une Théorie de tous) et la relation exclusive, agressive, débouchant sur l’asservissement à sa faction (Guerre de tranches).

Comme toujours chez Wilson, l’histoire personnelle rattrape l’intrigue générale. Ainsi les relations familiales, notamment entre les frères et aussi avec Jenny, l’amie d’enfance promise à Adam avant qu’il ne rejoigne le groupe Tau, quittent le background pour progressivement passer au premier plan du récit : la téléodynamique fonctionne aussi à ce niveau. Robert Charles Wilson, et c’est là son grand talent, passe ainsi du général au particulier, ce qui permet de multiplier les éclairages et de rappeler qu’une théorie ou un processus, pour étayé qu’il soit par les mathématiques, n’est qu’une façon de voir le monde : la trajectoire d’Adam Fisk, bien qu’illustrant le phénomène des interactions transversales et non plus de proximité, traite des questions bien plus universelles de la solitude et de quête d’identité, des conflits de loyauté et, in fine, de la place de chacun dans le monde. Cette façon d’aborder les grandes questions de notre temps par le petit bout de la lorgnette nous les rend bien plus intelligibles ; elle permettra peut-être à tout un chacun de déterminer si le monde est jeune ou vieux.

Philip K. Dick goes to Hollywood

Les éditions ActuSF font oublier leur petite taille par leur capacité, semble-t-il infinie, à surprendre agréablement les lecteurs friands de fraîcheur que nous sommes. Ce réjouissant petit opus sera donc offert jusqu’à épuisement du stock pour l’achat de deux volumes papier de l’éditeur en question, qu’on ne remerciera jamais assez pour ces trois textes délicieux agrémentés de deux petits « shots » qui ne sont pas non plus sans saveur…

« David Bowie. Pas le musicien, l’acteur. Avez-vous vu The Man Who Fell to Earth ? Bowie sera parfait en Roy Batty. En tous cas, à moi, il fait très peur. Imaginez-le entièrement moulé de latex en train de démolir à coups de brique le minois de MacLachlan. » – in « Philip K. Dick goes to Hollywood »

Telle est l’idée de casting dont fait part Philip K. Dick au réalisateur chargé de porter à l’écran « Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques », à savoir le jeune Ridley Scott David Lynch avec lequel il entretient une correspondance abondante et endiablée. Léo Henry rend terriblement bien le côté embobineur intersidéral de Dick qui, tour à tour, brûle d’enthousiasme et se congèle de désillusions. Du grand art !

« Car qui est Lennon, en réalité, si ce n’est une seule facette de ce diamant noir ? Postado insolent et compositeur génial, leader et farceur, poivrot, assassin et séducteur. Radical et putassier, hors norme et conformiste : John Lennon est au moins autant les Beätles que Lemmy Kilmister. » – in « Meet the Beätles »

Eh oui ! Une fois McCartney six pieds sous terre, la basse des Beatles revient à ce fou furieux de Lemmy après une soirée bien arrosée. Un entretien avec John Lennon, réalisé bien des années après sa sortie de prison, révèle ce que fut la grande équipée des Beätles, surnommés à juste titre « groupe le plus fort du monde », un groupe qui ne laissa finalement aucune place à quelque autre courant musical. Le récit est jouissivement réussi, même si la logique qu’il déploie peut laisser les amateurs de McCartney quelque peu perplexes. (Mais reconnaissons que Lemmy aurait sans doute pu remplacer Lennon au pied levé.)

« Fischer peut tout simplement être considéré comme le plus grand joueur d’échecs de tous les temps » – Gary Kasparov

Avec « Fe6 !! », Léo Henry signe ici un texte qui, jusqu’aux derniers paragraphes, pourrait passer pour un scrupuleux résumé de Bobby Fischer Goes to War, récemment adapté au cinéma sous le titre Le Prodige. Quand tout à coup… le coup de massue ! Très fort.

« “Le rock’n’roll ? ”, demande Ringo. “Ne jamais cesser de franchir la limite.” » – in « Meet the Beätles »

Léo Henry confirme son formidable talent sur un format court. Son érudition lui permet les manipulations les plus audacieuses et son imagination diabolique déclenche des rires sonores à force de franchir la limite. Un écrivain hyper rock’n’roll, quoi.

Le Cœur de Doli

« Ian Wilmut, celui qui clona la célèbre brebis, l’avait bien dit, le 10 février 1999 : “C’est une chose de travailler avec un embryon qui est un être humain en puissance mais qui n’en est pas conscient ; c’en est une autre de produire un enfant qui devra subir toutes les conséquences du fait d’être le double d’un autre être humain.” »

De prime abord, Victor est né sous une bonne étoile : son père est un reprogénéticien de renom et son oncle dirige le Mc Poulen Fritten, un fast-food à succès dont il a hérité. De quoi faire passer la pilule amère d’une mère peu aimante s’il n’y avait ce frère, Sergio, qui est bien plus que son jumeau : il est son frère original. En effet, Victor, issu des mêmes manipulations génétiques que Sergio, a été désigné comme clone de remplacement et tous ses papiers officiels sont estampillés de la lettre R. Il n’est qu’une banque d’organes vivante entièrement dédiée à son frère. Quand l’original perd un œil, pas de liste d’attente : on peut se servir directement sur le frangin. Gloups.

« Il avait reçu par la poste une brochure de la Banque centrale qui répertoriait les caractéristiques des vrais billets. À la première page, on lisait les mots suivants : N’A DE VALEUR QUE CE QUI EST AUTHENTIQUE. »

Dans le duo Sergio/Victor, on s’aperçoit bien vite que la valeur n’est pas à l’endroit où l’adage nous la fait attendre. Victor est un garçon intelligent, gentil, inventif et généreux, tandis que son frère ne développe que des travers de « fils à papa » des plus odorants, convaincu qu’il est de sa suprématie sur l’autre. L’équilibre maintenu par l’acceptation que Victor a de son sort sera remis en question vers ses 17 ans, quand il rencontrera Dolorès dont il tombera éperdument amoureux.

« Tu vois ? Quand tu te regardes dans le miroir, il y a un double, mais ce n’est personne. »

L’écart entre l’évolution fulgurante des sciences et techniques et la stagnation de l’aptitude à la bonté du cœur humain représente un combustible de premier choix pour faire briller la littérature SF de mille feux. Gustavo Nielsen use de cette technique avec un brio époustouflant. Il plonge le lecteur dans sa représentation picaresque d’une Argentine moderne mais pas trop et l’habitue à ce monde comme le ferait un grand écrivain de blanche – on pense à Céline pour les tournées de baffes et à Pagnol pour l’alternance rires/larmes. Bref, Nielsen berce son lecteur avant de l’écraser sans aucun ménagement contre le mur de cette réalité hypothétique que n’aurait pas reniée Aldous Huxley. Une réalité où être né du mauvais côté du miroir peut s’avérer le pire des cauchemars. Écrit (et sans aucun doute traduit) avec brio, Le Cœur de Doli fait souvent rire, parfois pleurer, toujours réfléchir sans qu’on sente le temps passer. Une réussite d’une profondeur surprenante qui donne envie de dévorer l’Argentine tout entière.

Avec tes yeux

« Lise-Marie : Dans vos romans, qu’est-ce vous souhaitez surtout partager avec vos lecteurs ?

Sire Cédric : En fait, moi je me considère comme un raconteur d’histoires. Ce qui m’intéresse c’est le divertissement, raconter des histoires aux lecteurs pour réussir à leur apporter un petit peu d’évasion, qu’à la fin de leur journée, dans nos vies qui ne sont pas forcément super faciles, ils aient cette porte vers mon monde personnel (…) »

Sire Cédric répond à ses fans Facebook – Place des Éditeurs – Youtube (04/05/2011)

Comme il ne fait preuve d’absolument aucune prétention, contrairement à nombre de ses concurrents aux chevilles sur dimensionnées qui sévissent sur le marché de l’easy-reading, nous nous abstiendrons de reprocher à Sire Cédric l’insipidité regrettable de ces 549 pages sans doute inspirées, entre autres, par Les Yeux de Laura Mars (qui, comme chacun le sait, n’ont plus rien à dire).

Malgré l’honorable mise en avant des problèmes liés à l’anorexie et le cameo d’un luxueux auteur de science-fiction, il apparait fort peu probable que quiconque se souvienne d’Avec tes yeux dans quelques années mois. Sire Cédric n’en semble pas moins être un écrivain charmant, un type au grand cœur qui écrit très bien pour des lecteurs très fatigués dont l’état ne saurait être aggravé par la lecture d’une chronique trop longue.

Moriarty

« Imaginez les jumeaux maléfiques de Sherlock Holmes et du docteur Watson, et vous obtiendrez le redoutable duo formé par le professeur James Moriarty, serpent rusé d’une intelligence remarquable, aussi cruel qu’imprévisible, et le colonel Moran, violent et libertin. Ensemble, ils règnent sur Londres en maîtres du crime… » (4e de couverture).

Publié en France un an après le (pas terrible) Moriarty d’Anthony Horowitz, le Moriarty de Kim Newman est composé de sept nouvelles plus ou moins longues (entre dix-huit et cent pages), dont les titres résonneront sans conteste à l’oreille de l’amateur de Sherlock Holmes : « Un volume en vermillon », « Désordre à Belgravia », « Le Chien des d’Urberville », « Le Problème de l’aventure finale ».

Kim Newman, connu pour son immense Anno Dracula et son hallucinante érudition littéraire et cinématographique, se lance donc ici dans le pastiche holmésien en inversant totalement la perspective : à la place de John Watson narrant les enquêtes de Sherlock Holmes, c’est le tireur d’élite, chasseur de fauves et pilier de bordel Sebastian Moran qui nous raconte les méfaits du Napoléon du crime, James Moriarty, auteur bien connu de La Dynamique d’un astéroïde. Si les textes qui composent Moriarty sont dans l’ensemble sympathiques, il faut bien reconnaître qu’ils ne transcendent jamais leur dimension de divertissement pour experts ès Holmes et qu’assez vite, une légère lassitude s’installe si on décide de les lire dans la foulée. On peut d’ailleurs se demander quel pourcentage de lecteurs sera à même de jouir pleinement de l’impressionnante avalanche de clins d’œil, plus ou moins obscurs, à laquelle l’auteur nous convie ? Dénué de fantastique et d’éléments science-fictifs malgré un chapitre intitulé « La Ligue de la planète rouge », Moriarty n’est pas un livre steampunk, ce qu’il convient sans doute de préciser ici.

Au final : un divertissement à 28€, aouch !, souffrant d’une police de caractères trop petite et, pour tout arranger, de problèmes de traduction ponctuels… On conseillera aux lecteurs motivés d’acquérir l’édition numérique, bien moins chère, ou d’attendre une sortie poche, même si l’objet grand format – argenté sur tranche – est plutôt séduisant.

Zombie Nostalgie

Les habitué.e.s d’« Objectif Runes » savent qu’en matière de « mauvais » genres, l’Europe du Nord n’est pas placée sous le seul signe de l’étoile « Polar ». La littérature scandinave contemporaine s’avère aussi féconde dans le domaine de l’Imaginaire, comme en attestent des chroniques précédentes sur des titres finlandais, islandais ou suédois. Avec Zombie nostalgie, c’est à la découverte d’une œuvre norvégienne qu’invite « Exofictions ». Jusqu’à maintenant inconnu dans l’Hexagone, son auteur, Ø. Stene, est écrivain mais aussi réalisateur. Rien d’étonnant donc à ce que la cinéphilie irrigue Zombie nostalgie. C’est en effet dans le 7e Art que le Norvégien a puisé pour créer ses protagonistes. Moins ostensiblement décomposées mais à la gestuelle aussi raide et approximative que celle prêtée par G. A. Romero à ses zombies : telles sont les créatures découvertes dans les années 1910 par des militaires britanniques sur Labofnia, une île de l’Atlantique Nord. « Vivant » là depuis des temps immémoriaux, et sans que l’on sache comment ils y apparaissent, ces zombies septentrionaux se comptent par milliers à la fin du XXe siècle. Autrefois frustes et grommelants, ces morts-vivants ont depuis suffisamment développé leur intelligence, de même que la pratique du langage, pour constituer une Zombie Nation (titre original du roman). Dirigée par un gouvernement démocratiquement élu, dotée d’administrations et d’une économie, s’adonnant aux loisirs, cette société zombiesque ne semble guère différer de celles des vivants. Une parenté que révèle le récit paradocumentaire de Johannes, employé aux Archives labofniennes et narrateur du roman. Ce mort-vivant chroniqueur n’évoque cependant pas uniquement les similitudes sociales entre zombies et vifs. Basculant par moments dans l’autobiographie, son témoignage décrit aussi l’intériorité zombiesque… ou plutôt son absence. Comme le dévoile la confession de Johannes judicieusement écrite d’une plume le plus souvent neutre, la condition de mort-vivant est marquée par un profond défaut de sensibilité, physique et affective. Seuls des sévices corporels extrêmes viennent fugitivement exciter les sens amoindris des zombies, tout en leur permettant d’éprouver aussi brièvement des sentiments. Autant d’illuminations gore que restitue efficacement l’écriture abandonnant sa retenue pour osciller entre horrifique et lyrique. Les Labofniens évoquent alors ces figures ballardiennes (Crash, Que notre règne arrive) dynamitant leur apathie consumériste par une souffrance paroxystique. Là encore fidèle à Romero qui érigea le living-dead en métaphore subversive, Ø. Stene fait de ses « monstres » nos dérangeants semblables. Belle réussite, Zombie nostalgie ménage désormais une place de choix à la Norvège dans la mythologie mondiale du mort-vivant.

Les Retombées

[Critique commune à Les Retombées et Pigeon, Canard et Patinette.]

On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon, l’auteur de textes inoubliables tels que Le Travail du Furet ou Gandahar. Aussi bon dans la forme longue que dans la forme courte, l’écrivain français devait forcément trouver sa place dans la collection « Dyschroniques » des éditions du Passager Clandestin. C’est chose faite avec Les Retombées, un texte datant de 1979 qui nous parle d’un thème particulièrement cher à l’auteur : l’écologie. Dans cette longue nouvelle (ou court roman, au choix) d’une centaine de pages, on suit le parcours de François, un Français ordinaire, ainsi que plusieurs autres personnages qui croisent sa route au lendemain d’une catastrophe nucléaire. De quelle nature, la catastrophe ? On ne le saura guère. De toute façon, Andrevon s’en cogne, la menace nucléaire ne différant pas selon que son usage soit militaire ou civil. Avec un esprit de synthèse machiavélique, l’écrivain rassemble les grandes peurs du XXe siècle, de l’épée de Damoclès représentée par le nucléaire au camp de concentration en passant par la toute-puissance militaire et la culture du secret. Pris au piège dans un univers de cendres dont certaines images renvoient à du Volodine avec quinze ans d’avance, les hommes et femmes survivants se retrouvent piégés à la fois par les fameuses retombées, mais aussi par les mâchoires d’un régime militaire terrifiant dont on ne sait jamais clairement où il conduit. Andrevon flirte ouvertement avec les camps d’extermination, montre une image glaçante d’une mainmise militaire totale qui finit par devenir aussi asphyxiante que l’atmosphère post-nucléaire, et nous place en compagnie d’un homme ordinaire aux sentiments confus mais terriblement humains. Véritable charge contre les conséquences d’une catastrophe nucléaire autant que contre le fascisme larvé d’une armée devenant rapidement inquiétante, Les Retombées se révèle un texte aussi facile d’accès qu’intelligent. Une bonne dose de noirceur où l’humain patauge, aveugle, dans les méandres d’un siècle atomique.

À l’occasion de la réédition de ce récit, les éditions du Passager Clandestin ont eu la bonne idée de lancer un concours de nouvelles ayant pour contrainte de proposer une suite aux Retombées. Lauréat de cet appel à textes, et de fait publié, Fred Guichen livre donc, avec Pigeon, Canard et Patinette, un texte dans la droite lignée de l’univers d’Andrevon… mais 103 ans après ! Quand même… Il imagine une Zone où les survivants de la catastrophe sont parqués, un peu à la façon de la région de Tchernobyl, et où ils se meurent petit à petit du fait des mutations qu’ils ont subies et de leurs divers handicaps physiques ou mentaux. Avec une grande sensibilité, Guichen décrit des héros aux noms improbables tels que Pigeon, Bouquin, Patinette… des noms qui ont tous traits à une particularité somatique ou psychique, voire sociale. Authentique carnaval de monstres où les phocomèles côtoient les méduses humaines, la galerie dépeinte fascine autant qu’elle repousse dans un premier temps. Puis, peu à peu, par l’entremise d’un portrait fouillé, touchant, des personnages parcourant la Zone, Guichen renverse la vapeur et montre un visage différent. Ces êtres à l’apparence monstrueuse recèlent en eux plus d’humanité et de bonté que tous les autres hommes réunis ici, à commencer par ceux de l’extérieur, militaires détestables et hautains. Guichen reprend le décor planté par Andrevon, le transforme pour se l’approprier et livre une réflexion sur la post-humanité à travers des individus à l’espérance de vie fugace mais à la bonté durable. Le résultat s’avère diablement beau et touchant, dénonçant autant les méfaits du nucléaire que ceux, plus insidieux, d’une race humaine qui se complait dans la violence et l’abjection. On ne peut donc que saluer ce court récit de 60 pages, délicieux de bout en bout et riche d’une humanité insoupçonnée. Une double dose de « Dyschroniques », donc, pour une double dose de talent à ne pas manquer !

Pigeon, Canard et Patinette

[Critique commune à Les Retombées et Pigeon, Canard et Patinette.]

On ne présente plus Jean-Pierre Andrevon, l’auteur de textes inoubliables tels que Le Travail du Furet ou Gandahar. Aussi bon dans la forme longue que dans la forme courte, l’écrivain français devait forcément trouver sa place dans la collection « Dyschroniques » des éditions du Passager Clandestin. C’est chose faite avec Les Retombées, un texte datant de 1979 qui nous parle d’un thème particulièrement cher à l’auteur : l’écologie. Dans cette longue nouvelle (ou court roman, au choix) d’une centaine de pages, on suit le parcours de François, un Français ordinaire, ainsi que plusieurs autres personnages qui croisent sa route au lendemain d’une catastrophe nucléaire. De quelle nature, la catastrophe ? On ne le saura guère. De toute façon, Andrevon s’en cogne, la menace nucléaire ne différant pas selon que son usage soit militaire ou civil. Avec un esprit de synthèse machiavélique, l’écrivain rassemble les grandes peurs du XXe siècle, de l’épée de Damoclès représentée par le nucléaire au camp de concentration en passant par la toute-puissance militaire et la culture du secret. Pris au piège dans un univers de cendres dont certaines images renvoient à du Volodine avec quinze ans d’avance, les hommes et femmes survivants se retrouvent piégés à la fois par les fameuses retombées, mais aussi par les mâchoires d’un régime militaire terrifiant dont on ne sait jamais clairement où il conduit. Andrevon flirte ouvertement avec les camps d’extermination, montre une image glaçante d’une mainmise militaire totale qui finit par devenir aussi asphyxiante que l’atmosphère post-nucléaire, et nous place en compagnie d’un homme ordinaire aux sentiments confus mais terriblement humains. Véritable charge contre les conséquences d’une catastrophe nucléaire autant que contre le fascisme larvé d’une armée devenant rapidement inquiétante, Les Retombées se révèle un texte aussi facile d’accès qu’intelligent. Une bonne dose de noirceur où l’humain patauge, aveugle, dans les méandres d’un siècle atomique.

À l’occasion de la réédition de ce récit, les éditions du Passager Clandestin ont eu la bonne idée de lancer un concours de nouvelles ayant pour contrainte de proposer une suite aux Retombées. Lauréat de cet appel à textes, et de fait publié, Fred Guichen livre donc, avec Pigeon, Canard et Patinette, un texte dans la droite lignée de l’univers d’Andrevon… mais 103 ans après ! Quand même… Il imagine une Zone où les survivants de la catastrophe sont parqués, un peu à la façon de la région de Tchernobyl, et où ils se meurent petit à petit du fait des mutations qu’ils ont subies et de leurs divers handicaps physiques ou mentaux. Avec une grande sensibilité, Guichen décrit des héros aux noms improbables tels que Pigeon, Bouquin, Patinette… des noms qui ont tous traits à une particularité somatique ou psychique, voire sociale. Authentique carnaval de monstres où les phocomèles côtoient les méduses humaines, la galerie dépeinte fascine autant qu’elle repousse dans un premier temps. Puis, peu à peu, par l’entremise d’un portrait fouillé, touchant, des personnages parcourant la Zone, Guichen renverse la vapeur et montre un visage différent. Ces êtres à l’apparence monstrueuse recèlent en eux plus d’humanité et de bonté que tous les autres hommes réunis ici, à commencer par ceux de l’extérieur, militaires détestables et hautains. Guichen reprend le décor planté par Andrevon, le transforme pour se l’approprier et livre une réflexion sur la post-humanité à travers des individus à l’espérance de vie fugace mais à la bonté durable. Le résultat s’avère diablement beau et touchant, dénonçant autant les méfaits du nucléaire que ceux, plus insidieux, d’une race humaine qui se complait dans la violence et l’abjection. On ne peut donc que saluer ce court récit de 60 pages, délicieux de bout en bout et riche d’une humanité insoupçonnée. Une double dose de « Dyschroniques », donc, pour une double dose de talent à ne pas manquer !

Kallocaïne

Kallocaïne, de la Suédoise Karin Boye, est une dystopie classique, dans la lignée de Nous autres et du Meilleur des mondes, et antérieure à 1984. On y retrouve les ingrédients essentiels du genre, sans doute d’autant mieux intégrés qu’ils se fondent sur ce que l’auteure avait pu discerner lors de voyages dans l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie.

Elle y décrit donc, de l’intérieur, un prétendu « État Mondial », avec ses cohortes de camarades-soldats dociles et même volontaires. Un État totalitaire, donc, tellement paranoïaque qu’il en devient autophage, tellement cauchemardesque qu’il en devient presque drôle – horriblement – à l’occasion.

Karin Boye met notamment l’accent sur la thématique de la surveillance – des caméras et micros dans les appartements anticipent Big Brother, mais l’essentiel réside surtout dans la délation généralisée, des époux entre eux, des subordonnés par rapport à leurs chefs ou le contraire… Elle a cependant un corollaire essentiel, qui fournit la matière du roman : la kallocaïne, drogue inventée par le médiocre (mais ambitieux) chimiste Leo Kall, de la Ville de Chimie n° 4, narrateur du roman – un sérum de vérité ultime qui force à tout déballer, douloureusement et en pleine conscience.

C’est ainsi que le petit chimiste devient auxiliaire de police, tandis que sa solution miracle révèle toujours plus de « traîtres ». Son supérieur, l’ambigu Rissen, le lui a assez répété : dans l’État Mondial, tout le monde a par essence quelque chose à se reprocher. Peu importe si les « traîtres », ici, ne sont guère des résistants/terroristes en lutte ouverte contre la machine totalitaire ; ces rêveurs, ces « fous », se contentent la plupart du temps d’entrevoir, via des rites ou des mythes abscons, la possibilité bien timide d’un autre monde guère moins intrusif. Mais ces détails suffisent…

Leo Kall est pleinement convaincu du bien-fondé de l’État Mondial. « L’humanité », à ses yeux, n’a rien d’un critère pertinent : seuls comptent le dévouement et le sacrifice pour le bien commun ; les camarades-soldats sont des outils au service d’une entité qui les englobe et les dépasse, et on ne saurait concevoir autre chose – rien en tout cas qu’on puisse qualifier de « civilisation ». Les conséquences de l’usage de la kallocaïne pèseront bien sur lui, sans surprise, l’amenant à très vaguement « douter »… Mais c’est en fin de compte dans le peu, le quasi rien de sphère privée qui demeure dans cette société cauchemardesque, que se jouera le roman – la suspicion de Leo Kall quant aux sentiments réels de son épouse Linda n’ayant finalement pas grand-chose à envier à la brutalité policière de l’État Mondial.

Le propos final est peut-être plus ou moins convaincant, à cet égard du moins, mais le roman dans son ensemble est d’une force indéniable. Le portrait que dresse Karin Boye de cette société totalitaire glace le sang, en se montrant habile et convaincant, crédible, enfin, jusque dans son outrance ; l’urgence de 1940 rendait sans doute le roman d’une actualité brûlante… mais, hélas, il n’a sans doute rien perdu de sa portée aujourd’hui. Réédition bienvenue d’un excellent roman, à redécouvrir.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
PayPlug