La Rançon du temps
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Disons-le tout de suite, la lecture de ce troisième opus consacré au cycle de La Patrouille du temps est indispensable. Parce qu'il offre son lot d'évasion — politesse sans cesse reconduite par Poul Anderson au fil de ses écrits — et parce qu'il nous en apprend davantage sur Manse Everard et son organisation. Qu'on en juge.
Le court roman « Stella Maris » s'ouvre sur l'arrivée d'Everard en mai 1986, à Amsterdam, dans les locaux d'une petite compagnie d'import-export qui sert de couverture à la Patrouille. L'agent non attaché ne tarde pas à contacter Janne Floris, séduisante femme, spécialiste de l'âge de fer romain et de l'Europe du Nord. Il s'agit de mettre au clair certaines incohérences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attachés à la Patrouille ont décelé au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs paraît authentique. L'altération, survenant au livre V, prolonge d'une année la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, du fait d'une sybille, Veleda, qui exhorte par ses visions les peuples à lutter contre Rome. De façon intéressante, à la même époque, l'empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort à faire en Palestine, région plus propice à un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrées froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l'identité d'un Goth pour se présenter auprès de Claudius Civilis, jadis brillant stratège servant Rome, qui lutte aujourd'hui contre elle, après avoir repris son véritable patronyme, Burhmund. Là, par observations progressives des acteurs impliqués dans l'action, éliminant toutes les possibilités de ruptures temporelles, le patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractère noir et farouche qui ne vit que pour accomplir les prédictions de la prophétesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chrétienne…
Comme le souligne Jean-Daniel Brèque dans son avant-propos, ce récit fonctionne en complément de « Le Chagrin d'Odin le Goth », publié dans Le Patrouilleur du temps (second volet du cycle). Les deux missions ne se déroulent pas sans dégâts, tant chez les natifs de l'époque que chez les patrouilleurs. Carl Farness dans le premier récit, Janne Floris dans celui-ci, paieront un lourd tribut psychologique pour s'être pris de compassion envers les sujets observés. La cause de la divergence dans « Stella Maris » surprendra le lecteur habitué au cycle, et permet à Poul Anderson de dénouer son canevas habituel. À petites causes, grands effets, la tragédie individuelle, que l'on pourrait tenir pour négligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n'en sortira pas non plus indemne.
Plus légère est la nouvelle « L'Année de la rançon », probablement, comme le souligne le traducteur et préfacier, parce qu'elle a été initialement publiée dans une collection destinée à la jeunesse. Pérou, le 3 juin 1533. Sous l'identité d'un moine franciscain, le patrouilleur Stephen Tamberly a rejoint le contingent du conquistador Francisco Pizarro. L'agent temporel a pour mission de procéder à un inventaire de magnifiques pièces d'art locales en or avant qu'elles ne soient fondues puis expédiées en Espagne. Il s'acquitte de sa tâche en présence de don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, bretteur qui pense bien périr d'ennui quand surgissent un groupe de chronoterroristes dirigé par Merau Varagan. C'est l'occasion pour le lecteur d'en apprendre davantage sur les Exaltationnistes, pirates temporels déjà croisés dans « D'ivoire, de singes et de paons » (nouvelle publiée dans Le Patrouilleur du temps). Ce sont des surhommes, êtres génétiquement modifiés qui, lassés du joug imposé par leur civilisation, se sont rebellés et ont été vaincus, non sans parvenir à fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer à modifier la trame du temps pour leur propre avantage. Las, c'est compter sans Don Luis qui passe les pirates au fil de sa rapière, s'empare d'un scooter temporel, abandonne l'agent dans une époque non identifiée et cherche à faire de la Conquista une véritable croisade. Manse Everard devra quitter son confortable appartement pour retrouver le patrouilleur avec l'aide rapprochée de sa nièce, Wanda Tamberly, et calmer le fier hidalgo.
Outre le pur plaisir ressenti à la lecture du récit, notre sympathie allant pour une bonne part au capitaine castillan, « L'Année de la rançon » offre quantité de renseignements sur le cycle. Probablement parce qu'il s'agit au départ d'un « juvenile », Poul Anderson prend bien soin de multiplier les détails renforçant la véracité de son univers aux yeux d'un jeune lecteur. On (re)découvre ainsi notamment que la Patrouille n'est pas seule à voyager dans le temps, mais que les civils y sont autorisés, sous contrôle, dès l'invention du procédé. De plus, le champ d'action de l'organisation est limité à la Terre et son orbite, « de l'ère des dinosaures à celle précédant l'avènement des Danelliens », ce qui constitue une contrainte littéraire que s'impose volontairement l'écrivain. Et nous laissons au lecteur le soin de découvrir les goûts de Manse Everard en matière de boisson ou de déco d'appartement…
De façon intéressante, les renseignements fournis dans La Rançon du Temps le sont par deux biais narratifs assez distincts. Le premier récit, court roman sombre et désabusé, fonctionne en écho à une aventure précédente, et donc renforce l'univers de la série. Le second, au ton moins grave, fourmille de détails qui ne relèvent pas de la simple anecdote mais établissent une complicité avec le lecteur. Cohésion narrative et empathie, deux modes distincts par lesquels l'auteur parfait son œuvre qui se poursuivra pour sa traduction l'année prochaine avec Le Bouclier du temps, long roman et ultime volet du cycle.