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La Rançon du temps

Disons-le tout de suite, la lecture de ce troisième opus consacré au cycle de La Patrouille du temps est indispensable. Parce qu'il offre son lot d'évasion — politesse sans cesse reconduite par Poul Anderson au fil de ses écrits — et parce qu'il nous en apprend davantage sur Manse Everard et son organisation. Qu'on en juge.

Le court roman « Stella Maris » s'ouvre sur l'arrivée d'Everard en mai 1986, à Amsterdam, dans les locaux d'une petite compagnie d'import-export qui sert de couverture à la Patrouille. L'agent non attaché ne tarde pas à contacter Janne Floris, séduisante femme, spécialiste de l'âge de fer romain et de l'Europe du Nord. Il s'agit de mettre au clair certaines incohérences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attachés à la Patrouille ont décelé au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs paraît authentique. L'altération, survenant au livre V, prolonge d'une année la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, du fait d'une sybille, Veleda, qui exhorte par ses visions les peuples à lutter contre Rome. De façon intéressante, à la même époque, l'empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort à faire en Palestine, région plus propice à un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrées froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l'identité d'un Goth pour se présenter auprès de Claudius Civilis, jadis brillant stratège servant Rome, qui lutte aujourd'hui contre elle, après avoir repris son véritable patronyme, Burhmund. Là, par observations progressives des acteurs impliqués dans l'action, éliminant toutes les possibilités de ruptures temporelles, le patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractère noir et farouche qui ne vit que pour accomplir les prédictions de la prophétesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chrétienne…

Comme le souligne Jean-Daniel Brèque dans son avant-propos, ce récit fonctionne en complément de « Le Chagrin d'Odin le Goth », publié dans Le Patrouilleur du temps (second volet du cycle). Les deux missions ne se déroulent pas sans dégâts, tant chez les natifs de l'époque que chez les patrouilleurs. Carl Farness dans le premier récit, Janne Floris dans celui-ci, paieront un lourd tribut psychologique pour s'être pris de compassion envers les sujets observés. La cause de la divergence dans « Stella Maris » surprendra le lecteur habitué au cycle, et permet à Poul Anderson de dénouer son canevas habituel. À petites causes, grands effets, la tragédie individuelle, que l'on pourrait tenir pour négligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n'en sortira pas non plus indemne.

Plus légère est la nouvelle « L'Année de la rançon », probablement, comme le souligne le traducteur et préfacier, parce qu'elle a été initialement publiée dans une collection destinée à la jeunesse. Pérou, le 3 juin 1533. Sous l'identité d'un moine franciscain, le patrouilleur Stephen Tamberly a rejoint le contingent du conquistador Francisco Pizarro. L'agent temporel a pour mission de procéder à un inventaire de magnifiques pièces d'art locales en or avant qu'elles ne soient fondues puis expédiées en Espagne. Il s'acquitte de sa tâche en présence de don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, bretteur qui pense bien périr d'ennui quand surgissent un groupe de chronoterroristes dirigé par Merau Varagan. C'est l'occasion pour le lecteur d'en apprendre davantage sur les Exaltationnistes, pirates temporels déjà croisés dans « D'ivoire, de singes et de paons » (nouvelle publiée dans Le Patrouilleur du temps). Ce sont des surhommes, êtres génétiquement modifiés qui, lassés du joug imposé par leur civilisation, se sont rebellés et ont été vaincus, non sans parvenir à fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer à modifier la trame du temps pour leur propre avantage. Las, c'est compter sans Don Luis qui passe les pirates au fil de sa rapière, s'empare d'un scooter temporel, abandonne l'agent dans une époque non identifiée et cherche à faire de la Conquista une véritable croisade. Manse Everard devra quitter son confortable appartement pour retrouver le patrouilleur avec l'aide rapprochée de sa nièce, Wanda Tamberly, et calmer le fier hidalgo.

Outre le pur plaisir ressenti à la lecture du récit, notre sympathie allant pour une bonne part au capitaine castillan, « L'Année de la rançon » offre quantité de renseignements sur le cycle. Probablement parce qu'il s'agit au départ d'un « juvenile », Poul Anderson prend bien soin de multiplier les détails renforçant la véracité de son univers aux yeux d'un jeune lecteur. On (re)découvre ainsi notamment que la Patrouille n'est pas seule à voyager dans le temps, mais que les civils y sont autorisés, sous contrôle, dès l'invention du procédé. De plus, le champ d'action de l'organisation est limité à la Terre et son orbite, « de l'ère des dinosaures à celle précédant l'avènement des Danelliens », ce qui constitue une contrainte littéraire que s'impose volontairement l'écrivain. Et nous laissons au lecteur le soin de découvrir les goûts de Manse Everard en matière de boisson ou de déco d'appartement…

De façon intéressante, les renseignements fournis dans La Rançon du Temps le sont par deux biais narratifs assez distincts. Le premier récit, court roman sombre et désabusé, fonctionne en écho à une aventure précédente, et donc renforce l'univers de la série. Le second, au ton moins grave, fourmille de détails qui ne relèvent pas de la simple anecdote mais établissent une complicité avec le lecteur. Cohésion narrative et empathie, deux modes distincts par lesquels l'auteur parfait son œuvre qui se poursuivra pour sa traduction l'année prochaine avec Le Bouclier du temps, long roman et ultime volet du cycle.

Indomptable

Quiconque aime le space opera classique, avec ses équipages nombreux, ses officiers courageux, ses missiles, astroports, galons, ponts multiples, bases secrètes, uniformes, etc., ne saurait faire l'économie d'un coup d'œil sur le catalogue de l'Atalante où, outre David Weber et son insupportable Honor Harrington, on a pu découvrir John Scalzi et maintenant Jack Campbell.

Qui nous propose comme contexte une Guerre de Cent Ans stellaire opposant l'Alliance aux Syndics — sans que l'on sache vraiment pourquoi le conflit a éclaté, si ce n'est que ceux des Syndics sont de fieffés salauds. Pour preuve et histoire que les choses soient claires, le récit commence au moment où une puissante flotte de l'Alliance, partie frapper l'ennemi au cœur, se retrouve prise au piège ; les Syndics exécutent alors les officiers de l'Alliance venus négocier la reddition de la flotte à laquelle ils lancent un ultimatum. C'est un brin boiteux, l'attitude des Syndics donne plutôt à penser qu'ils n'accepteront aucune reddition, incitant par là leurs adversaires à combattre jusqu'à la mort. C'est contre-productif et somme toute illogique, mais enfin, ça permet à l'intrigue de se déployer. Bref…

Le héros de cette série est « Black Jack » Geary, un officier qui a été récupéré dans une capsule de survie après une dérive d'un siècle dans l'espace à la suite d'un des premiers accrochages entre l'Alliance et les Syndics. Il est entre-temps devenu une icône héroïque, une légende de nouveau vivante, et c'est à lui que l'amiral a confié le commandement durant les fameuses négociations… Son rôle n'est pas forcément des plus faciles à assumer. Il est attendu au tournant et doit convaincre ses officiers de recourir à des tactiques d'un autre âge. Et place à l'action, aux manœuvres, aux combats…

Par certains aspects, La Flotte perdue n'est pas sans rappeler la nouvelle série télé de Galactica, justifiant une touche de féminité dans ce monde de brutes. Par ailleurs, Jack Campbell sème ici et là divers indices quant aux futurs développements de l'intrigue.

Si l'on est à cent lieues de La Paille dans l'œil de Dieu de Niven et Pournelle (le Bélial') en matière de S-F militariste, si ce n'est pas le livre de l'année ni même celui du mois, ce roman n'en est pas moins d'une lecture agréable, quoique futile, qui devrait ravir les aficionados de David Weber.

Sacrifice du guerrier - 1

Voici l'archétype du parfait roman d'apprentissage. Le présupposé historique donne de la profondeur à une fresque parfaitement imaginaire. Dans cette recréation mâtinée de Dumézil, Jacques Martel déroule une trame quelque peu convenue. Jarl est le fils adoptif d'Arkhai le brûlé, khan des nomades de la Grande Aride. C'est un guerrier né, que sa mère Isara veut protéger d'une prophétie sanglante. Pour l'éloigner des armes, elle l'envoie étudier dans une cité de l'empire de l'Amer. Mais l'empire est un système tyrannique qui finit par menacer les terres ancestrales de la horde. Quand le khan Arkhai est emprisonné, Jarl prend conscience de sa destinée : il doit devenir le Dayntsch Amia, celui qui apporte la victoire, pour mener les clans contre les légions de l'envahisseur.

L'intrigue balance alternativement entre deux lignes directrices.

La plus intéressante suit l'enfance de Jarl et les menées d'Isara. Elle a fui son passé et ses visions. Un jour, elle s'arrête intuitivement dans la caravane du marchand Méroé, qu'elle a peut-être déjà croisé quand elle était prêtresse de l'empire. Premier signe qu'on ne peut pas se soustraire au destin. Peu de temps après, Méroé meurt de la main d'Arkhai, Isara devient la neuvième épouse du khan, et pour Jarl les années de formation commencent, sous le regard bienveillant de quelques belles figures initiatiques (dont celle du mystérieux Hoplite). La voie du guerrier — et de l'amour —, on s'en doute, sera longue et parsemée d'écueils.

Parallèlement, on découvre un Jarl adulte, à la veille de la grande bataille qui s'annonce contre l'empire. Empire qui n'a rien à envier à son inspirateur gréco-romain en matière d'acculturation forcée et de cynisme politique. L'un de ses représentants les plus efficaces, le gouverneur Jonas, est aussi l'un des plus amers. Du fond de son désespoir il ne rêve que d'effacer l'affront d'une ancienne duperie et de retrouver son amour de jeunesse ; il passe sa rage en conquêtes et en exactions. C'est lui qui a mis Arkhai sous les verrous. Le drame se noue autour de la tentative de libération du khan, de la question des origines de Jarl — et du choix cornélien que le destin risque de lui imposer.

L'auteur aime, en fond de sauce, à croiser références et déférences, géographiques, historiques et littéraires. Il apporte à ses descriptions (paysages, peuples) une précision de documentaliste maniaque. Les clans de la Grande Aride sont clairement asiates, même s'ils ont des noms d'amérindiens ; les cités imaginaires de l'empire recouvrent d'autres cités réelles de l'ancienne Babylone ou d'Anatolie. Il y a un écrivain qui rappelle Hérodote, des dieux tout droit tombés de Sumer, des digressions (sur la nature des Héros, sur le sens des mythes) platoniciennes. L'ambiance est archaïque, le style propre à restituer les images telluriques d'une antiquité finissante.

Martel arrive à produire un curieux syncrétisme, avec plusieurs niveaux d'intrigues — guerre contre l'empire, conflit sous-jacent entre divinités, conflit des origines pour Jarl, quête initiatique, énigme du Hoplite — qui finissent par se fondre plus ou moins habilement. Deux bémols toutefois. Le texte, parsemé de coquilles, aurait mérité une relecture attentive (p. 65 par exemple : « ses cheveux d'un noir de geai » [c'est moi qui souligne]). D'autre part, à force de courir plusieurs lièvres à la fois, il arrive que le roman manque de souffle : les chapitres consacrés à Jarl adulte s'épuisent en ambassades, jeux, assemblées diverses, mais la grande baston attendue ne se concrétise jamais (promis, c'est pour le tome 2). Pour paraphraser un des protagonistes : « trop d'apprentissage, pas assez de coups ». Malgré ces petits défauts, l'aventure de Jarl Dayntsch Amia se lit sans déplaisir.

Dimension Philip K. Dick

L'anthologie est un art difficile dans lequel Richard Comballot s'est taillé une solide réputation ces dernières années. Les lecteurs des ouvrages parus chez Mnémos (Icares 2004, Mission Alice, Les Ombres de Peter Pan et La Machine à remonter les rêves) et ceux du recueil édité au Fleuve noir (Elric et la porte des mondes) pourront sans doute en témoigner. Dimension Philip K. Dick semble s'inscrire dans cette continuité. Pourtant, le projet est beaucoup plus ancien car, comme Richard Comballot le confie dans l'avant-propos de ce recueil, celui-ci remonte à 2002. Et puis, ce n'est pas ici une créature littéraire mais bien le créateur qui figure au cœur du projet. C'est à l'issue d'un accouchement qui s'est accompli non sans douleur que, finalement, celui-ci voit le jour chez le petit éditeur Rivière Blanche. En effet, paradoxalement, l'intérêt des éditeurs pour un recueil en forme d'hommage à Philip K. Dick a été inversement proportionnel à l'attrait que l'auteur états-unien représente désormais auprès des producteurs de cinéma. Pourtant qui peut nier, sans faire preuve d'une mauvaise foi absolue, l'influence que l'écrivain californien a eu sur bon nombre d'auteurs francophones, toutes générations confondues, comme le démontre le sommaire de cette anthologie ? Qui peut minorer l'aura qui émane toujours de son œuvre ?

Commençons par les textes les moins convaincants de l'ouvrage. Avec « Le Dieu venu du néant », Bruno Lecigne propose un texte qui se veut vif, humoristique et ultra référencé, et qui s'avère au final lourd, surchargé et aussi drôle qu'un sketch de Benny Hill. Avis aux amateurs. Ça ne s'améliore pas avec « Les Oubliettes du Haut-Château » de Daniel Walter. La nouvelle met en scène Philip K. Dick himself dans le contexte uchronique de sa seule œuvre primée : Le Maître du Haut-Château. Pour faire court, disons qu'on s'y ennuie ferme et que le texte aurait mérité de finir dans un cul de basse fosse. « Dankon-club » de Xavier Mauméjean confronte le privé Deckard à Philip K. Dick au cours d'une enquête qui fait appel à la mémétique. Au passage, on est heureux d'apprendre que cette nouvelle a servi de matrice à la novella Poids mort, car celle-ci s'avère aussi poussive que le texte paru aux éditions du Rocher. Fort heureusement, Xavier Mauméjean commet aussi une préface réjouissante (intitulée « Je pense donc je flippe »). Rédigée à la manière d'une dissertation de philosophie, elle introduit un parallèle entre l'œuvre de Dick et le philosophe Descartes. Enfin, « Malédicktion », la nouvelle de Philippe Curval, échappe de justesse au couperet. La narration est pénible et laborieuse mais le dénouement très ubikien rachète l'ensemble.

Toutefois, ces textes ne sont que quelques exceptions dans un ensemble qui brille surtout pour sa haute tenue. À ce propos, la majorité des nouvelles échappent à la tentation du pastiche obséquieux ou de l'exercice de style besogneux. En fait, on a vraiment le sentiment que les différents auteurs se sont emparés pour leur propre compte des thèmes dickiens (qu'est-ce qui définit la réalité ? qu'est-ce qui définit l'humain ?). On constate qu'ils se sont plongés avec plaisir dans la mythologie intime de Dick. Au pire, le contrat est rempli sans panache ; ici je pense à « Les Clones rêvent-ils de Dolly ? » de Richard Canal, ou à « Parce que mon nom est légion » de Jean-Pierre Vernay. Au mieux, le résultat est touchant, voire bouleversant, et l'hommage rendu à Dick empreint d'une sincérité rafraîchissante. Dans le lot, c'est sans aucun conteste le regretté Jean-Pierre Hubert qui tire le mieux son épingle du jeu. « Substance 82 » est un excellent récit dont l'ambiance paranoïaque et pimentée d'une pointe d'humour noir convient idéalement au propos. Dans un autre registre, Alain Dartevelle nous livre deux très belles nouvelles qui empruntent à la fois à la biographie de l'auteur états-unien et à son œuvre. Le dosage entre ces deux éléments est une vraie réussite. Sur un sujet géopolitique sensible (les attentats contre le World Trade Center), Claude Ecken propose, avec « Glissement de temps sur Manhattan », le récit de sa rencontre avec Dick, le 11 septembre 2001. À moins que le WTC ne soit le point focal d'une réalité fluctuante qui échappe à l'auteur lui-même… De son côté, le duo Laurent Queyssi, Ugo Bellagamba, imagine deux uchronies qui sont des réussites tant au point de vue de la justesse du ton que de la narration. Avec « 707 Hacienda way », Laurent Queyssi nous rapporte la rencontre d'un journaliste avec son idole : l'écrivain Jane Dick. Au cours de l'entretien, le fan aborde une question qui lui tient à cœur : quels sont les mécanismes qui ont présidé à l'écriture de son œuvre la plus connue, La Maîtresse du Haut-Château. Est-ce le Yi-King ? Le hasard ? Un coup de bluff ? Et si celle-ci avait été inspirée par son frère défunt : Philip ? La réponse, si elle n'est évidemment pas nette, vaut surtout pour la charge émotive qu'elle suscite. Avec « Le Syndrome de la chouette en plein jour » (dont le titre s'inspire du roman inachevé de Dick), Ugo Bellagamba imagine que l'écrivain n'est pas mort en 1982. Après une courte convalescence, celui-ci s'est retiré dans le Massif Central et a coupé tous les ponts avec le milieu de la S-F et la célébrité. Jusqu'au jour où un jeune fan, qui ressemble à un hybride de Laurent Queyssi et de Ugo Bellagamba, vient lui soumettre un projet de coécriture. La réponse imaginée est tout à fait malicieuse. Pour sa part, Johan Heliot brode avec « La Dernière valse de Philip K. Dick » un hommage qui s'inspire de Dr Bloodmoney. Une fois de plus, sa nouvelle est exemplaire pour sa sobriété et, ce qui ne gâche rien, il se permet même d'inviter en guest stars Stanislaw Lem, K.W. Jeter, Tim Powers et Harlan Ellison. Terminons enfin avec la nouvelle de Jacques Barbéri. Un texte déjanté, lu et relu dans Bifrost et le recueil L'Homme qui parlait aux araignées, mais dont on ne se lasse pas de la dinguerie.

Dimension Philip K. Dick est donc une anthologie tout à fait recommandable. Un recueil sympathique qui recèle quelques vraies pépites. Un ouvrage que l'on se doit de conseiller sur le champ à tout lecteur averti de Philip K. Dick.

Lilliputia

Deuxième écrivain francophone à intégrer la très recommandable collection « Interstices », Xavier Mauméjean prolonge son travail sur le monstre avec Lilliputia, comédie tragique calquée sur le mythe de Prométhée et peuplée de tout un bestiaire humain particulièrement réjouissant. Si le concept de Dreamland — cité miniature pour nains parfaits et parc d'attractions pour visiteurs obscènes dans le Coney Island du début du siècle — peut surprendre, le lecteur se régalera de la distance amusée avec laquelle Mauméjean déroule tranquillement son histoire, la jalonnant çà et là de références mythologiques bien senties (où le pandémonium grec se lâche franchement), de scènes poétiques et de passages aussi violents que comiques. Bref, Lilliputia ne se laisse pas vraiment enfermer et l'auteur brouille les pistes avec talent. Ça tombe bien, c'est justement pour ça que la collection « Interstices » a vu le jour. Raconté sur le mode bonimenteur, Lilliputia suit le parcours initiatique du nain Elcana, échappé de son Europe de l'Est natale après un moment d'énervement notable (que l'on découvre avec stupeur dans le prologue du roman, prologue exceptionnel par son style et son ampleur, où le fantôme de Bolaño prend le thé avec Garcia Marquez) et kidnappé/enrôlé par une sorte de chasseur de têtes. Destination les Etats-Unis, plus particulièrement Coney Island, tout près du Luna Park et des ruines du Steeple Chase, où l'attend la ville de Lilliputia, nouvelle attraction voulue par le Dieu Sebastian (fils de Titan, donc, dont le père a la fâcheuse manie de dévorer ses enfants) et véritable ville miniature où tout est à l'échelle. Des tavernes aux pensions de famille en passant par les camions de pompier. Très vite intégré à la caserne de pompiers, justement, Elcana éteint des incendies programmés, fait des rencontres fortuites (Lilliputia est aussi une triste histoire d'amour), apprend à danser et assume peu à peu son statut de (petit) Prométhée avec le succès que l'on sait et le mal au foie qui s'en suit. Dans cette fresque dramatique aux accents de comédie grotesque (mais jamais absurde), Xavier Mauméjean sème quelques passages d'anthologie (histoire du hot-dog et périple lunaire d'une beauté saisissante) et s'autorise quelques réflexions distanciées sur la vie, le monde et les catastrophes corollaires. Cocaïne et trahisons rythment le récit et l'ancrent dans une sorte de fausse linéarité, où les personnages se troublent à mesure qu'on les découvre. Car ici, personne n'est tout noir, et encore moins tout blanc. Même Elcana, simple citoyen propulsé au statut de héros par un Mauméjean ricanant et démiurge, ne sort pas indemne de l'exercice (moralement s'entend). Il y gagne d'ailleurs une profondeur inquiétante qui tire le livre vers le haut. Sous ses allures de farce et de comédie de foire, Lilliputia est surtout un roman d'une étonnante beauté, étonnante car étrange, cruelle et dérisoire. Le style très second degré fait mouche à tous les coups et l'intelligence narrative fait le reste. On se fait avoir par Lilliputia, on paye son ticket d'entrée et on pénètre dans l'antre de la femme à deux têtes et de l'homme-lombric en tremblant. Et on a raison de trembler, parce qu'ici, c'est pour de vrai.

2666

Seul écrivain au monde à pouvoir toucher ses lecteurs avec une histoire de nécrophilie (lire l'indispensable Des putains meurtrières dans la non moins indispensable collection « Titres », chez Bourgois), Roberto Bolaño a la mauvaise idée de mourir en 2003, alors que le monde commence à peine à mesurer l'immensité de son œuvre. Cinq ans plus tard, paraît 2666, ouvrage d'une ambition incroyable découpé en cinq parties distinctes et profondément liées entre elles. Ce qui s'appelle réussir sa sortie…Pavé posthume autant que testament littéraire (qui brasse tous les thèmes chers à l'auteur), 2666 fait partie de ces livres qui emportent le lecteur jusqu'au vertige. Un voyage stupéfiant de beauté et d'intelligence, pour un livre qui change, un livre qui compte, un livre tout simplement magnifique. Classé d'entrée de jeu au rayon des chefs-d'œuvre du XXIe siècle par une critique dithyrambique, 2666 s'articule autour d'un axe central, la littérature. Vue par les critiques, d'abord, qui s'en éloignent tristement en cherchant à l'approcher, vue ensuite par les vivants (entendre, les protagonistes innombrables), puis les morts, et enfin par l'écrivain. À la fin du roman, la boucle est bouclée, au lecteur de recommencer à zéro en redémarrant à la page un (et ils sont peu nombreux, les livres qu'on réouvre immédiatement après les avoir terminés). Qui dit littérature dit aussi style, genre, étiquette, autant de détails dont Bolaño ne s'encombre guère, dans cette ébauche mexicano-européenne qui se veut métaphore de l'exil, mais qui s'approche aussi beaucoup d'une certaine forme d'Odyssée au sens classique du terme. 2666 est un mélange savamment organisé. Roman réaliste, roman policier, roman d'amour, roman nostalgique, roman historique, roman fantastique, roman intérieur, bref, roman total qui survole l'abîme avec classe, regarde la mort en face et laisse le lecteur pantelant, retourné, calmé net. De ce brassage hallucinant de densité et d'acuité, Bolaño tire une histoire d'une rare humanité, dans laquelle des « héros » fantomatiques, pathétiques et magnifiques vivent, baisent et meurent avec une intensité rarement vue ailleurs. De quoi mesurer l'énormité du vide créé par l'absence définitive de Roberto Bolaño. Cinq parties, donc, inégales en longueur, mais denses, serrées, belles et violentes à la fois. 2666 se veut comme une ombre, plus précisément une chasse à l'ombre. Quatre jeunes universitaires vouent leur vie professionnelle, puis leur vie tout court, à s'approcher au plus près de l'œuvre d'un mystérieux écrivain allemand, Benno Von Archimboldi, nobélisable en puissance, exilé au Mexique, dont on ignore à peu près tout. Impossible de ne pas y voir un soupçon de B. Traven, qui, s'il est encore injustement ignoré en France, bénéficie au Mexique d'une aura toujours renouvelée. Difficile aussi de ne pas songer aux dernières années fantasmées d'Ambrose Bierce et au suicide exemplaire d'Arthur Cravan, parti traverser le Golfe du Mexique à la nage et dont l'influence chez les surréalistes n'a évidemment pas laissé Bolaño de marbre. Cette « Partie des critiques » est avant tout une histoire d'amour ratée (quoique), belle et triste, à prendre comme une vision décalée de l'auteur face à la critique. Une critique qui s'approche, contourne, touche parfois, mais qui ne va jamais droit au cœur. Un cœur brisé, justement, c'est celui d'Amalfitano, obscur professeur de philosophie exilé de sa Barcelone natale avec sa fille après avoir été abandonné par sa femme, et installé à Santa Teresa, ville trou noir et calque romanesque de la bien réelle Ciudad Juarez, autour de laquelle gravitent tous les protagonistes de 2666, avant d'y être attirés et désintégrés. « La partie d'Amalfinato » est le récit sensible d'un homme qui perd pied, qui entend des voix et qui compose comme il peut avec le quotidien dans un bel élan dadaïste sur le retour, tragicomique et touchant. Après ces deux entrées en matière plutôt bavardes et curieuses, 2666 change radicalement de registre, passe dans le polar racial avec « La partie de Fate » et plonge dans l'horreur la plus glaçante avec « La partie des crimes », hallucinante descente aux enfers dans la réalité mexicaine la plus mesquine et la plus sale : la ville des morts. Santa Teresa/Ciudad Juarez, la ville où des cadavres de femmes sont régulièrement retrouvés dans le désert, souvent violés, parfois mutilés, jeunes, vieilles, filles perdues, ouvrières, autant de mortes anonymes dont quasiment personne ne réclame les corps… Gros, très gros morceau de 2666, « La partie des crimes » est d'une incroyable acuité pour quiconque connaît un peu la réalité mexicaine, et, malgré l'apparent catalogage des victimes d'un ton froid et administratif, se lit avant tout comme une superbe plongée au cœur de la détresse humaine et de la vacuité existentielle des personnages squelettiques qui s'agitent au beau milieu de cette histoire sordide. Flics, nervis, fonctionnaires, témoins, juges, journalistes, truands et simples passants, leurs voix uniques s'entremêlent, se fondent dans une sorte d'apothéose littéraire qui a tout d'une apocalypse. Pourtant, le lecteur déjà durement éprouvé doit attendre la dernière partie, « La partie d'Archimboldi », pour se confronter à une apocalypse encore plus démentielle, celle de la Seconde Guerre Mondiale vue du côté Allemand par un jeune soldat nommé Hans Reiter — celui qui n'est pas encore devenu Benno Von Archimboldi. Des ruines de son pays à la lente reconstruction, de la folie pure à l'envie d'écrire, Benno Von Archimboldi vit en paria dans la Cologne d'après-guerre et doit se bousculer quand une affaire familiale le conduit au Mexique. Terminé. Il est temps de recommencer 2666 au début et de constater avec stupeur à quel point Bolaño a réussi son coup. Enorme, passionnant et indispensable, 2666 est un livre à part, un livre qui marque, une exception à lui tout seul. Un ovni comme seule la littérature est capable d'en produire. Une littérature qui se moque des codes, qui raconte et qui se fout du reste. Celle qu'on aime.

Pixel Juice

[Critique commune à NymphoRmation et Pixel Juice.]

 Après Pollen et Vurt (cf. également nos précédentes critiques dans les Bifrost 6 et 7), c'est avec une passion qui confine à l'abnégation que la Volte poursuit son exploration d'un des auteurs britanniques les plus originaux et intéressants qui soit. Et tout comme l'éditeur l'avait fait en mai dernier avec Jacques Barbéri (cf. notre focus in Bifrost 51), ce n'est pas un, mais deux livres signés Jeff Noon qui sortent ce mois-ci. Un roman tout d'abord — NymphoRmation —, et une étonnante collection de nouvelles rassemblées sous le titre astucieux de Pixel Juice.

Ceux d'entre vous qui avaient eu l'extrême clairvoyance de se procurer le diptyque Pollen/Vurt le savent : se plonger dans l'univers de Jeff Noon, c'est une expérience d'un délicat radicalisme. C'est accepter la torsion subtile des lois qui régissent notre réalité, au profit d'un monde où fantastique et tangibilité cartésienne se livrent à un commerce anti-naturel et enfantent d'un absurde jubilatoire. NymphoRmation est à cet égard parfaitement symptomatique de l'œuvre de Noon. C'est une fois de plus à la découverte d'un Manchester interlope et déjanté que nous partons. Dans ce très proche avenir en trompe-l'œil, on expérimente, en guise de nouvel opium du peuple, un jeu auquel les Mancuniens succombent avec frénésie : les dominos. Pas tout à fait le jeu qui fait les belles heures des maisons de retraite, mais une version gonflée au collagène, glamourisée jusqu'à la caricature, honteusement démago. Et comme de juste, ça marche ! Et fort, même. Riches et pauvres s'y abandonnent chaque semaine avec une dévotion qui fait envie au pays tout entier. Au point même que le gouvernement de sa Très Gracieuse Majesté envisage d'octroyer à la société AnnoDomino la licence nationale.

Mais cette nouvelle tocade éveille la curiosité d'une bande de freaks post-soixante-huitards défoncés aux mathématiques et de quelques accrocs aux probas. Ils s'interrogent notamment sur l'identité de ce mystérieux M. Million, grand ordonnateur du jeu, et sur la prolifération des publimouches, ces insolites diptères génétiquement programmées pour promouvoir la folie des dominos.

Comme à son habitude, Noon choisit une trame de roman policier pour nous perdre dans son Manchester onirique. Avec cette ambiance décalée, intelligemment référencée, et qui croise aussi bien dans les eaux de Lewis Carroll que dans celles de Graham Greene, il entreprend de passer à la moulinette les travers de l'Angleterre de ces dernières années. On pourrait y voir alors la même misanthropie surréaliste que chez Vonnegut, avec pour résultante cette étrange musique, cette poésie de bric et de broc. La comparaison est certainement à pousser plus loin. L'un comme l'autre sont des auteurs obsessionnels, précis dans cette apparence de désinvolture foutraque. Chez Noon aussi, on retrouve cet amour des personnages bancals, cabossés. Mais l'incroyable densité de son univers lui confère une dimension maniaque. Et là où Vonnegut distille les doutes qu'il nourrit à l'encontre de ses semblables, Jeff Noon aligne, et tire. Et même si le lire est une expérience aussi intégralement anglaise qu'écouter un album des Beatles ou manger des Jelly Beans, dans une société de plus en plus globalisée, les cibles qu'il se choisit ont nécessairement une portée universelle. Paupérisation des classes les moins favorisées, privatisation à outrance — comme cette police rachetée par une chaîne de burgers et qui voit ses agents contraints d'arborer les armoiries de leur singulier sponsor —, abrutissement des masses dans une société du spectacle matérialisée ici par le jeu et Francky Scenario, l'icône montante de la pop ; omniprésence de la pub enfin, traduite par cette prolifération malsaine de mouches publicitaires. Autant de procédés transparents qui auraient pu paraître patauds, sans la plume au cordeau et le regard de Jeff Noon.

On pouvait dès lors se demander comment un tel univers était transposable sur un format plus court. Pixel Juice nous apporte une réponse des plus satisfaisante.

Sous ce titre détonnant se cache un recueil de nouvelles brillamment composé. Non seulement on y retrouve la cohérence de l'univers de Noon, mais on y voit s'en dessiner la genèse. Comme une expérience de chimie qui précipiterait un composé complexe, pour ne laisser que les dépôts des matières élémentaires le constituant. L'absurde tout d'abord, comme dans « Absolu », l'une des nouvelles d'ouverture, avec cette quête de perfection qu'un des protagonistes va chercher au fond d'une bouteille de soda ; ou dans « Spécimens », et ces mystérieuses cages qui viennent entraver la circulation d'une ligne de tramway du centre de Manchester. Un absurde qui va parfois se nicher dans un sordide drolatique. C'est le cas de « Mini Mac », récit à la première personne d'un enfant de dix ans qui se retrouve à la tête d'un réseau de prostitution.

À ce non-sens so british, s'ajoute cette poésie de l'étrange, qui baigne littéralement une nouvelle comme « Pour ouvrir le coffre de la nuit », où Noon décrit un étrange rituel de suicide par les mots qui met en péril la jeunesse mondiale. Un fantastique qui lorgne aussi parfois vers le classicisme. Rien d'étonnant de la part d'un auteur qui a fait ses premières armes avec une adaptation cyberpunk du Jardin des supplices du français Octave Mirbeau. C'est sans doute ce qui explique l'atmosphère très XIXe de « La Machine à charisme », qui n'aurait — presque — pas déparé sous la plume d'un Villiers de l'Isle Adam.

Puis enfin, pour que l'alchimie soit complète, rajoutons cette anticipation parfois glaçante, comme dans « Mister Pixel », avec sa jeunesse en déshérence qui fait sombrement écho aux problèmes de la société anglaise d'aujourd'hui, et à la réponse sécuritaire qu'elle y oppose. Etrange impression aussi que celle laissée par la lecture d' « Homo Karaoké », où Noon met en scène des duels à mort de disc-jockeys. Et toujours, toujours cette ouverture vers un merveilleux dégradé, déglingué, qui entaille le quotidien pour se glisser dans notre imaginaire, et y faire vibrer quelques notes discordantes. Car Noon aime décontenancer. Il n'est pas un écrivain du Beau. Plutôt un esthète du profane qu'il reforge à sa convenance. Comme s'il préférait y voir des choses que nous n'y voyons pas.

Recycleur inspiré, écrivain rare, il signe avec Pixel Juice un petit bijou insolite, où s'inscrivent en filigrane les angoisses de notre époque. Noon hume l'air du temps. Cet air empeste l'ordure, la charogne et la sénescence, mais lui préfère ne sentir que la fragrance surie de la fleur qui a eu la persévérance incongrue d'éclore ici et maintenant. C'est sans doute cette même persévérance qui pousse la Volte à publier un auteur aussi délicieusement déroutant. Et lorsqu'on demande à Mathias Echenay, son éditeur, les raisons de son acharnement, il répond avec un sourire en coin : « Parce qu'il me semble évident que cet auteur doit exister chez nous. » Comme il a raison !

NymphoRmation

[Critique commune à NymphoRmation et Pixel Juice.]

 Après Pollen et Vurt (cf. également nos précédentes critiques dans les Bifrost 6 et 7), c'est avec une passion qui confine à l'abnégation que la Volte poursuit son exploration d'un des auteurs britanniques les plus originaux et intéressants qui soit. Et tout comme l'éditeur l'avait fait en mai dernier avec Jacques Barbéri (cf. notre focus in Bifrost 51), ce n'est pas un, mais deux livres signés Jeff Noon qui sortent ce mois-ci. Un roman tout d'abord — NymphoRmation —, et une étonnante collection de nouvelles rassemblées sous le titre astucieux de Pixel Juice.

Ceux d'entre vous qui avaient eu l'extrême clairvoyance de se procurer le diptyque Pollen/Vurt le savent : se plonger dans l'univers de Jeff Noon, c'est une expérience d'un délicat radicalisme. C'est accepter la torsion subtile des lois qui régissent notre réalité, au profit d'un monde où fantastique et tangibilité cartésienne se livrent à un commerce anti-naturel et enfantent d'un absurde jubilatoire. NymphoRmation est à cet égard parfaitement symptomatique de l'œuvre de Noon. C'est une fois de plus à la découverte d'un Manchester interlope et déjanté que nous partons. Dans ce très proche avenir en trompe-l'œil, on expérimente, en guise de nouvel opium du peuple, un jeu auquel les Mancuniens succombent avec frénésie : les dominos. Pas tout à fait le jeu qui fait les belles heures des maisons de retraite, mais une version gonflée au collagène, glamourisée jusqu'à la caricature, honteusement démago. Et comme de juste, ça marche ! Et fort, même. Riches et pauvres s'y abandonnent chaque semaine avec une dévotion qui fait envie au pays tout entier. Au point même que le gouvernement de sa Très Gracieuse Majesté envisage d'octroyer à la société AnnoDomino la licence nationale.

Mais cette nouvelle tocade éveille la curiosité d'une bande de freaks post-soixante-huitards défoncés aux mathématiques et de quelques accrocs aux probas. Ils s'interrogent notamment sur l'identité de ce mystérieux M. Million, grand ordonnateur du jeu, et sur la prolifération des publimouches, ces insolites diptères génétiquement programmées pour promouvoir la folie des dominos.

Comme à son habitude, Noon choisit une trame de roman policier pour nous perdre dans son Manchester onirique. Avec cette ambiance décalée, intelligemment référencée, et qui croise aussi bien dans les eaux de Lewis Carroll que dans celles de Graham Greene, il entreprend de passer à la moulinette les travers de l'Angleterre de ces dernières années. On pourrait y voir alors la même misanthropie surréaliste que chez Vonnegut, avec pour résultante cette étrange musique, cette poésie de bric et de broc. La comparaison est certainement à pousser plus loin. L'un comme l'autre sont des auteurs obsessionnels, précis dans cette apparence de désinvolture foutraque. Chez Noon aussi, on retrouve cet amour des personnages bancals, cabossés. Mais l'incroyable densité de son univers lui confère une dimension maniaque. Et là où Vonnegut distille les doutes qu'il nourrit à l'encontre de ses semblables, Jeff Noon aligne, et tire. Et même si le lire est une expérience aussi intégralement anglaise qu'écouter un album des Beatles ou manger des Jelly Beans, dans une société de plus en plus globalisée, les cibles qu'il se choisit ont nécessairement une portée universelle. Paupérisation des classes les moins favorisées, privatisation à outrance — comme cette police rachetée par une chaîne de burgers et qui voit ses agents contraints d'arborer les armoiries de leur singulier sponsor —, abrutissement des masses dans une société du spectacle matérialisée ici par le jeu et Francky Scenario, l'icône montante de la pop ; omniprésence de la pub enfin, traduite par cette prolifération malsaine de mouches publicitaires. Autant de procédés transparents qui auraient pu paraître patauds, sans la plume au cordeau et le regard de Jeff Noon.

On pouvait dès lors se demander comment un tel univers était transposable sur un format plus court. Pixel Juice nous apporte une réponse des plus satisfaisante.

Sous ce titre détonnant se cache un recueil de nouvelles brillamment composé. Non seulement on y retrouve la cohérence de l'univers de Noon, mais on y voit s'en dessiner la genèse. Comme une expérience de chimie qui précipiterait un composé complexe, pour ne laisser que les dépôts des matières élémentaires le constituant. L'absurde tout d'abord, comme dans « Absolu », l'une des nouvelles d'ouverture, avec cette quête de perfection qu'un des protagonistes va chercher au fond d'une bouteille de soda ; ou dans « Spécimens », et ces mystérieuses cages qui viennent entraver la circulation d'une ligne de tramway du centre de Manchester. Un absurde qui va parfois se nicher dans un sordide drolatique. C'est le cas de « Mini Mac », récit à la première personne d'un enfant de dix ans qui se retrouve à la tête d'un réseau de prostitution.

À ce non-sens so british, s'ajoute cette poésie de l'étrange, qui baigne littéralement une nouvelle comme « Pour ouvrir le coffre de la nuit », où Noon décrit un étrange rituel de suicide par les mots qui met en péril la jeunesse mondiale. Un fantastique qui lorgne aussi parfois vers le classicisme. Rien d'étonnant de la part d'un auteur qui a fait ses premières armes avec une adaptation cyberpunk du Jardin des supplices du français Octave Mirbeau. C'est sans doute ce qui explique l'atmosphère très XIXe de « La Machine à charisme », qui n'aurait — presque — pas déparé sous la plume d'un Villiers de l'Isle Adam.

Puis enfin, pour que l'alchimie soit complète, rajoutons cette anticipation parfois glaçante, comme dans « Mister Pixel », avec sa jeunesse en déshérence qui fait sombrement écho aux problèmes de la société anglaise d'aujourd'hui, et à la réponse sécuritaire qu'elle y oppose. Etrange impression aussi que celle laissée par la lecture d' « Homo Karaoké », où Noon met en scène des duels à mort de disc-jockeys. Et toujours, toujours cette ouverture vers un merveilleux dégradé, déglingué, qui entaille le quotidien pour se glisser dans notre imaginaire, et y faire vibrer quelques notes discordantes. Car Noon aime décontenancer. Il n'est pas un écrivain du Beau. Plutôt un esthète du profane qu'il reforge à sa convenance. Comme s'il préférait y voir des choses que nous n'y voyons pas.

Recycleur inspiré, écrivain rare, il signe avec Pixel Juice un petit bijou insolite, où s'inscrivent en filigrane les angoisses de notre époque. Noon hume l'air du temps. Cet air empeste l'ordure, la charogne et la sénescence, mais lui préfère ne sentir que la fragrance surie de la fleur qui a eu la persévérance incongrue d'éclore ici et maintenant. C'est sans doute cette même persévérance qui pousse la Volte à publier un auteur aussi délicieusement déroutant. Et lorsqu'on demande à Mathias Echenay, son éditeur, les raisons de son acharnement, il répond avec un sourire en coin : « Parce qu'il me semble évident que cet auteur doit exister chez nous. » Comme il a raison !

Le Commando des Immortels

Près de deux ans après Zoulou Kingdom (disponible en poche chez Pocket depuis peu), nous arrive donc Le Commando des immortels, quatrième roman « adulte » d'un auteur, Christophe Lambert, qu'on connaît avant tout pour la qualité de ses juveniles, chez Mango « Autres Mondes » notamment ou, plus récemment, chez Intervista dans la collection « 15/20 ».

Nous sommes au lendemain de Pearl Harbor et la panique gagne le « monde libre ». Alors que le Japon attaque la Birmanie et que les Américains comprennent qu'ils ont toutes les chances de se faire balayer par les forces impériales au cœur de la jungle asiatique, ils décident d'aller demander l'aide des plus redoutables spécialistes de ce type d'engagement. Des spécialistes qui vivent parqués dans la dernière de leurs réserves, au cœur du territoire américain : les elfes. À qui ils proposent une véritable reconnaissance de la part du gouvernement US, un mea culpa officiel pour la politique d'extermination et de spoliation dont ils ont été victime au fil des siècles, ainsi qu'un vrai statut d'autonomie. Les elfes acceptent d'envoyer cinq de leurs spécialistes en aide aux alliés, à la condition étrange que les accompagne un curieux professeur de langues anciennes d'Oxford, un illustre inconnu, écrivain à ses heures, un certain John Ronald Reuel Tolkien… Qu'il va falloir convaincre de quitter sa pluvieuse Angleterre pour aller faire la guerre. Le cadre est posé : dans cet univers parallèle où les elfes ont remplacé les indiens, nous suivrons un bataillon allié au cœur des ténèbres.

Comme de coutume, Lambert part d'un postulat séduisant pour livrer un récit nerveux, une pure série B où il fait montre de son exceptionnelle aisance dans les scènes d'actions, développe son style remarquablement visuel sans oublier de donner à l'ensemble la possibilité d'une « lecture » plus approfondie : ici, le rapport du créateur à son œuvre et les fondements de l'universalité du mythe. Et comme de coutume, il échoue à aller au-delà — à supposer qu'il le veuille… Mais qu'il le veuille ou pas, il n'empêche qu'on ne peut se départir d'une certaine frustration. Que Lambert caractérise davantage ses personnages, qu'il donne davantage de souffle à l'ensemble, qu'il nous débarrasse de ce désagréable sentiment que tout le monde est finalement, dans ses pages, assez gentil, assez lisse (un trait hérité de son parcours d'auteur jeunesse ?), qu'il prenne son temps, et l'on passera très vite de la série B bien faite, plaisante, au grand et beau roman d'aventures, à la vraie fresque dont on ressort couvert de boue et le cœur rincé. Christophe Lambert en a les moyens, sans conteste. Reste simplement peut-être à l'en convaincre, lui. Quant à nous, on attend (encore !) ça de pied ferme, parce que le jour où ça arrivera, ça promet de dégager pas pour rire…

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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