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Reincarnation Blues

Milo est un quinquagénaire plutôt cool. Il vit en bord de plage, promène de riches clients en mer quand il a besoin d’argent, boit tranquillement des bières devant l’océan avec son chien et le soir retrouve sa compagne du moment. Mais un requin affamé met fin à ce bonheur, certes caricatural, mais suffisant. Exit Milo ? Pas vraiment. Car cet individu n’en est pas à son premier décès. Loin de là. Il approche en fait de sa dix millième mort. Pas mal, hein ? C’est d’ailleurs le détenteur du record. Les autres parviennent à la perfection au bout de leur millième réincarnation à quelques centaines près. Mais dix mille ? Cela commence à faire beaucoup. Trop aux yeux du grand boa cosmique. D’ailleurs, si Milo ne parvient pas, enfin, au stade ultime très rapidement, c’en sera définitivement terminé pour lui. L’univers a beau être patient, à force, il se lasse. Donc, encore cinq réincarnations et c’est le grand plongeon dans le néant, la dissolution, la disparition définitive. Milo a donc sacrément intérêt à se bouger le derrière !

L’idée de départ est fort séduisante et offre de bonnes possibilités narratives : époques variées, classes sociales multiples, tonalités diverses, et un discours sur la vie après la mort toujours porteur. Ajoutons à cela une imagination riche et assez variée de l’auteur. De quoi obtenir un cocktail plaisant. Et même plus. Oui mais voilà, Michael Poore aime trop la facilité et il ne tient pas la longueur. Rappelons d’abord que Reincarnation Blues est son premier roman publié. Auparavant n’étaient parues de lui que des nouvelles. Et cela se ressent grandement dans ce texte : si Milo à la recherche du salut et de l’amour (eh oui, il est en couple avec la mort : ça calme !) offre un fil rouge efficace au récit, ce roman ressemble tout de même plutôt à une suite de courts récits enchâssés dans une vaste structure. De nombreuses nouvelles, plus ou moins réussies, plus ou moins inspirées, plus ou moins cruelles (l’auteur n’hésite pas à aller loin dans la déchéance de son héros), avec pour personnage central une réincarnation de Milo dans le passé ou le futur (à ce propos, Michael Poore nous prépare un avenir bien sombre). Avec des fins plus ou moins impressionnantes (dont l’une, à base de survol de murailles, qui n’est pas sans rappeler une aventure du célèbre baron de Münchhausen), mais sans lien véritable entre elles, d’où un sentiment de récit décousu. Tout cela tend bien vers l’issue finale — Milo va-t-il enfin, grâce à des existences de plus en plus vertueuses, atteindre le nirvana ? —, mais, souvent, cela reste tiré par les cheveux, le lien entre les différentes histoires demeurant artificiel.

Pour ne rien arranger, Michael Poore se laisse parfois aller aux blagues faciles, à l’humour potache à base de pipi, caca, prout et bière faisandée. Gageons que l’auteur devait faire un malheur sur le campus. Mais dans le roman, ça tourne vite un peu en rond. Et les structures des phrases, comme le vocabulaire sont souvent trop familiers. À trop vouloir aller vers la simplicité, le style parlé, le roman finit par sembler bâclé par moments.

Tout cela rend-il la lecture de Reincarnation Blues à proscrire ? Loin de là ! Les vacances sont bientôt là pour beaucoup. Le soleil et la chaleur (pas trop, quand même) aussi, en principe. Les conditions idéales pour déguster ce roman léger, sympathique et entrainant.

Les Naufragés de Velloa

La Terre est devenue un monde hostile et dangereux. Les hommes ont colonisé Mars et Vénus, planètes désormais rivales luttant pour la suprématie. Si les habitants de ces deux mondes connaissent le confort d’une technologie avancée, il va autrement pour les milliards de réfugiés terriens, parqués dans des bases ou des stations condamnées à long terme, sur Europe ou Encélade, par exemple, le plus loin possible, en tout cas, de ces deux Edens aux frontières closes. Un statu quo bientôt remis en question lorsque Mark, agent martien en mission sur Mercure, comprend qu’un vaisseau de réfugiés pourrait bien avoir rejoint une étoile située à une vingtaine d’années-lumière de manière… instantanée. Une découverte sensationnelle à même d’offrir la victoire à l’un des camps. Sauf qu’isolément, Vénusiens et Martiens n’ont pas la technologie pour atteindre Sigma Draconis. Aussi décident-ils d’une mission commune, avec pour but de s’approprier cette fabuleuse découverte au détriment de son adversaire…

Romain Benassaya ancre une nouvelle fois son roman dans un futur où l’humanité n’a pas su protéger son berceau, le transformant en dépotoir mortel. Une nouvelle fois, un contact est établi avec une (ou plusieurs) race extraterrestre aux pouvoirs supérieurs et aux intentions inconnues. Toutefois, à la différence de Pyramides, où le mystère reste entier jusqu’à l’ultime page, on en apprend ici beaucoup sur les créatures venues d’un autre coin de l’univers. Sur leur identité et sur leurs buts. Dans ce récit, quand bien même l’auteur maintient le suspense jusqu’au bout, l’intérêt est plutôt dans le rapport de force entre les nombreuses factions en présence. Car les envoyés de notre Système solaire vont rencontrer une civilisation établie sur Velloa, une planète orbitant autour de Sigma Draconis — là où se sont réfugiés les naufragés de l’Embrun 17, le vaisseau miraculeusement déplacé. Avec à la clé de nombreuses interactions, de nombreuses alliances, de nombreuses haines. Dans un enchevêtrement un brin schématique, certes, mais dans l’ensemble plutôt maîtrisé.

Voilà donc un roman de pur divertissement, dans la stricte tradition de ce que pouvait nous proposer le Fleuve Noir période « Anticipation » : combats, rebondissements, trahisons. Avec en plus un brin de dimension sociale qui fait écho au présent — on pense ici au Issa Elohim de Laurent Kloetzer (le Bélial’), même si l’approche s’avère bien différente. Sans oublier de payer son écot aux préoccupations écologiques du moment… Et une lecture agréable, finalement, pas si superficielle, plutôt bien charpentée et libérée de certains des défauts qui encombraient Pyramides. Plutôt encourageant pour la suite, en somme.

L’Effondrement de l’empire

L’humanité a bien grandi et a trouvé de nouveaux terrains de jeu : quarante-huit systèmes stellaires, choisis non pas pour leurs conditions d’accueil (la plupart sont dépourvus de planète habitable) mais parce qu’ils sont reliés entre eux par le Flux, à savoir l’outil qui a permis l’hégire spatiale. Ce même Flux qui a permis à une guilde, la famille Wu, de diriger un empire gigantesque. Or ce bel ordonnancement va connaître des bouleversements soudains. Tout d’abord, l’emperox meurt et cède, faute de mieux, son trône à sa fille, peu réjouie de ce choix. Son règne s’avère difficile ; Cardenia manque d’entrain pour ce poste exigeant et bafoue les codes de ce monde tourné vers le passé (Dowton Abbey dans l’espace, en quelque sorte). Et voilà que le Flux, d’ordinaire d’une grande stabilité, se met à présenter des variations aux conséquences possiblement catastrophiques. Une bouche d’entrée a déjà disparu, abandonnant à un sombre destin une colonie tout entière. Comment l’empire, et même l’humanité dans son ensemble, vont-ils survivre à ce cataclysme annoncé ?

Ainsi donc, le Scalzi nouveau est arrivé. Oui, déjà. Prise de tête vient à peine de disparaître des étals des libraires — et avant lui La Controverse de Zara XXIII. John Scalzi est un auteur pour le moins prolifique. Heureusement, il sait varier ses histoires, leur genre, leur rythme, leur ton (même si son humour demeure reconnaissable). Cette fois-ci, il nous embarque dans un space opera ambitieux annoncé comme une trilogie. Enfin, au moins une trilogie… Quoiqu’il en soit, le deuxième tome, The Consuming Fire, déjà paru aux États-Unis, devrait sortir en France d’ici la fin 2019.

C’est donc parti pour des intrigues et des plans à double ou triple bandes ; des scènes d’action grandioses avec destruction de matériels et pertes humaines (John Scalzi s’y connaît, on le sait depuis Le Vieil homme et la guerre) ; des luttes où l’humanité ne cessera de révéler l’étendue de sa médiocrité, mais aussi, parfois, quelque grandeur. Et au centre de ce déferlement, une poignée d’individus hauts en couleur : Cardenia, pour commencer, future emperox Griselda II, jetée dans la cage aux lions, mais pas vraiment sans défense ; Nadashe Nohamapetan, membre d’une guilde ennemie et vraie arriviste, prête à tout, vraiment tout, pour le pouvoir ; Kiva Lagos, au franc parler (c’est peu de le dire !) et au vaste appétit sexuel, commerçante avisée n’hésitant pas à sacrifier quelques vies pour augmenter ses bénéfices. Des hommes entourent ce trio féminin, mais ce sont elles, les vraies maîtresses du jeu (en tout cas, pour l’instant). Sans parler de sexisme et autres -ismes à la mode, voilà qui est bienvenu dans un genre, le space opera, plutôt masculin et stéréotypé, où la figure féminine se réduit souvent à deux horizons, celui de potiches ou de décalque d’une virilité bien « burnée » (on se souvient de l’Honor Harrington de David Weber). Chez Scalzi, même s’il n’évite pas certains clichés, nul ne peut nier que les héroïnes déploient une véritable personnalité.

S’il nous offre un roman plutôt court (à peine plus de 300 pages, la taille habituelle de ses productions — une petite pensée pour Peter F. Hamilton, qui ferait bien d’en prendre de la graine…), l’auteur parvient à mettre en place un univers cohérent et riche de promesses. Le problème du déplacement dans l’espace, souvent évacué et laissé à la marge, est ici au centre de l’intrigue et s’avère un remarquable pivot pour le récit (merci Frank Hebert). La structure de la société, même si elle manque d’originalité, est tout à fait cohérente et assez complexe pour offrir de nombreuses possibilités de rebondissements. À l’image des personnages, plutôt convaincants. Une bonne pioche, cette fois : allez, M. Scalzi, on continue sur ce rythme effréné et avec cette qualité s’il vous plait.

Chevauche-brumes

La neuvième compagnie (à ne pas confondre avec la septième, toujours perdue !) est en campagne pour consolider les frontières de son royaume. Les combats sont rudes. Beaucoup ont péri, d’autres sont blessés et les survivants sont épuisés. Mais le temps du repos n’est pas encore venu. Une nouvelle mission attend la troupe : à Crevet, dans le nord, la brume d’encre avance… Elle était à peu près stable jusqu’alors, restait à distance raisonnable du royaume. Or voilà qu’elle semble se réveiller. Les tempêtes se multiplient. Bêtes et hommes disparaissent. Des contrées entières sont dévastées. Il importe de comprendre et de faire cesser ce carnage. D’ailleurs, la dixième compagnie est partie en éclaireur. Et pour épauler la neuvième, on lui adjoint une troupe d’amazones, guerrières redoutables malgré les clichés véhiculés par les soldats. Bientôt, tous découvriront la terrible ampleur du phénomène, et l’horreur cachée dans la brume.

Le bandeau rouge tranche sur la couverture sombre, comme cette histoire. Y apparaît la mention « Pépite de l’imaginaire 2019 » : choix judicieux, car Thibaud Latil-Nicolas s’avère déjà, dès ce premier roman, un artisan plein de maîtrise. De la chose militaire, tout d’abord. Les termes techniques fleurissent, mais à juste titre, efficacement et sans ostentation. L’art de la poliorcétique s’étale au fil des pages et devient abordable pour tous. Il faut apprécier la violence des combats, toutefois. Ça tranche, ça pourfend, ça découpe à tout va dans ce récit. La lutte est âpre, sans pitié. S’attacher aux personnages expose le lecteur au dépit, car tous ne sortiront pas indemnes. Les personnages, justement : nombreux. Pas trop, mais peu s’en faut, tant la profusion induit la caricature. Ainsi s’agace-t-on de certains gestes prévisibles, certaines attitudes trop attendues. Esquiche-Poussière, par exemple, excessif dans la radinerie et l’avarice. Mais c’est le prix à payer pour cette variété de trognes, de soldats et d’amazones aux noms truculents, au verbe fleuri, aux caractères trempés. Sans doute s’y perdrait-on sans cela, or ce n’est pas le cas. Voilà une force de cet auteur prometteur : créer une galerie de femmes et d’hommes plus vrais que nature, nous les rendre proches, nous faire hurler avec eux, trembler avec eux, mourir avec eux.

Car l’ambiance est joliment restituée : celle des paysages, mais surtout celle des combats. On est au cœur de la mêlée et l’auteur sait en quelques phrases communiquer l’essentiel. Pas de généraux en haut d’une colline à regarder au loin ses troupes disparaître. Dans Chevauche-brumes, tous les combattants mettent la main à l’épée, à l’arc, au poignard. Chacun risque sa vie à tout instant sans imaginer de quoi demain sera fait. Et Thibaud Latil-Nicolas nous embarque à ses côtés au plus près de l’action. Une certaine dureté, une certaine âpreté peuvent rappeler Jean-Philippe Jaworski, mais ici tout est plus fluide, plus abordable. La fin du roman reste ouverte : peut-être une suite. Ou un tout autre roman. On attend en tout cas avec intérêt le prochain ouvrage de Thibaud Latil-Nicolas, jeune auteur qui, en effet, pourrait bien s’avérer une pépite…

Nouvelles

Le Bélial’ aime Jack Vance, et pour étoffer un catalogue déjà bien garni, l’éditeur s’offre la publication d’une intégrale des nouvelles hors cycles de l’auteur. Projet un peu fou de Pierre-Paul Durastanti, qui a en outre assuré la révision des traductions, deux tomes de plus de 1000 pages chacun sont sortis en février et mars dans la collection « Kvasar », celle des beaux livres. De fait, ces deux tomes sont beaux sous leurs couvertures illustrées par Guillaume Sorel, et ce n’est pas un détail. À plus d’un titre, nous sommes là dans l’objet de collection. L’ensemble regroupe 61 nouvelles dont 9 inédites.

Tout amateur des littératures de l’Imaginaire a un jour croisé le nom de Jack Vance. Natif de San Francisco, un temps marin, cet écrivain au long cours a publié une soixantaine de romans, dont des polars, et de nombreuses nouvelles. Il est notamment l’auteur de cycles classiques aussi bien de fantasy que de science-fiction : « La Terre mourante », « La Geste des princes-démons », « Tschaï », « Lyonesse », etc. Vance commence à écrire à la fin de l’âge d’or de la SF et du pulp, ce mauvais genre qui use des clichés ou les crée, et nourrit très largement la culture SF. Christopher Priest disait dans sa nécrologie de Jack Vance qu’il n’avait pas de prétentions littéraires. L’intégrale s’ouvre sur le premier texte publié par Vance : « Le Penseur de mondes » (1945). Heureux présage car penseur de mondes est précisément ce que Jack Vance deviendra. S’il n’avait de prétentions littéraires, il a néanmoins développé un style inimitable, précis, qui touche à l’essentiel. Quand certains échouent en cent pages à poser un univers original, Vance savait le faire en deux phrases.

L’intégrale témoigne de cette capacité à créer des mondes fascinants, exotiques et colorés, à y plonger son lecteur par la richesse de ses descriptions. Vance, c’est aussi des personnages. Il convoque une galerie d’explorateurs, de scientifiques, de policiers et de brigands, de pirates et de truands en tout genre. Le héros vancéen n’est jamais un type très courageux ni très moral. C’est un anti-héros embringué malgré lui dans des péripéties dont il cherche à se sortir, souvent maladroitement. Et puis Vance, c’est du récit d’aventure et de voyage, c’est du polar et des embrouilles, c’est des rencontres avec l’inconnu et l’étrange.

Les deux tiers des nouvelles datent d’avant l’écriture des grands cycles pour lesquels l’auteur est connu. Le premier tome regroupe les nouvelles et novellas écrites entre 1945 et 1954, et présente des textes qui définissent le style, les thématiques et les héros suivant des grandes lignes qu’on retrouvera dans les cycles. « Le Fils de l’arbre », « La Station Abercrombie » ou « Les Maisons d’Izm » sont des modèles vancéens où l’on trouve à la fois la forme du polar et l’exotisme des mondes. À côté de ces archétypes, surgissent des perles inattendues qui illustrent un autre Vance. On lira ainsi « Château en Hispanie », « Droit devant », « Le Bruit », et le très contemporain et très réussi « Personnes déplacées » avec intérêt.

Le second tome comprend les textes de 1955 à 1982. Ces nouvelles montrent un ton très différent de celles du premier tome. On assiste à une diversification des thématiques et des genres ainsi qu’à une disparition presque complète du héros vancéen type. Vance brouille les genres et s’éloigne de la science-fiction pour aller vers la fantasy (« Les faiseurs de miracles ») ou le fantastique (« Le Laitier fantôme »). Si certains textes de cette période sont franchement mineurs, d’autres sont parmi les meilleurs de l’intégrale. On ne saurait ainsi faire l’impasse sur « Parapsyché », « Le Papillon de Lune » ou « Le Dernier château ».

Outre l’ampleur du travail éditorial pour rassembler une telle somme de textes, on retiendra principalement de cette intégrale des nouvelles de Jack Vance la formidable liberté d’écriture de l’auteur qui jamais ne s’est laissé circonscrire dans un genre ou un autre. Ses mondes et les êtres qui les habitent témoignent par leur diversité de cette liberté sans retenue. Comme autant d’odes à l’altérité, souvent pleines d’humour, mais aussi parfois graves, la soixantaine de nouvelles qui constitue cette intégrale retranscrit l’invitation au voyage que formule le capitaine de navire Jack Vance à ses lecteurs.

Risque zéro

Futur proche. La société Providence, pour laquelle travaille Victorien en tant que réalisateur d’animations dispensant des conseils de façon ludique, commercialise une puce sous-cutanée surveillant la santé de ses clients et leur mode de vie comme le temps de sommeil ou les excès : ainsi l’autocuiseur au courant de leur taux de glycémie ou de cholestérol est en mesure de proposer des menus adaptés à chaque membre de la famille. Sa femme Agnès, anesthésiste à l’hôpital, est mise en garde à vue pour n’avoir pas tenté, lors d’un arrêt cardiaque, de réanimer un patient jusqu’au bout. C’est en réalité Akim, le chirurgien vacataire, qui a quitté la salle d’opération au bout de dix minutes au lieu du quart d’heure réglementaire, comprenant qu’il n’y avait plus rien à faire. Durant sa nuit en cellule, en attendant l’interrogatoire du lendemain, Agnès dont la panique fait s’emballer le cœur de façon dangereuse en raison d’une bénigne malformation cardiaque, frôle la catastrophe. Victorien, qui suit son calvaire à l’aide de l’autocuiseur connecté sur sa puce, conçoit à l’aide de son fils, au cours d’une nuit blanche, un jeu vidéo pour faire prendre conscience des rigueurs d’une incarcération. De son côté, Agnès, libérée mais sous le coup d’une mise en examen, remet en question cette société planifiant la vie de tout un chacun et part se ressourcer dans la hutte en paille de ses grands-parents avant de s’engager dans une clinique à vocation humanitaire dans un township d’Afrique du Sud, embarquant avec elle, malgré l’absence de sécurité, d’hygiène et de ressources, sa fille de cinq ans et son fils adolescent, ainsi que son arrière-grand-père de cent huit ans.

Mal fichu, mal écrit, ce roman qui tient à dénoncer la société du contrôle numérique individuel, enfonce des portes ouvertes avec un scénario aussi incohérent que naïf. Les personnages agissent selon le propos qu’ils sont chargés de véhiculer et non en fonction de leur psychologie. Le principal défaut consiste à expliquer au lieu de montrer : la narration se focalise sur le point de vue des protagonistes jusqu’à multiplier les contradictions en tentant de justifier le moindre de leurs actes. L’écriture, très plate, est au niveau de la narration. Le plus consternant peut-être est que le roman bénéficie un peu partout d’une bonne presse. Le lecteur de science-fiction, lui, passera son chemin.

Étranges éons

Albert Keith achète chez un brocanteur un tableau de goule qui représente parfaitement « Le modèle de Pickman » décrit dans la nouvelle de Lovecraft et dont il découvre, en le restaurant, la signature au bas de la toile. Dès lors, les ennuis s’accumulent : le brocanteur meurt, la tête rongée comme la victime de la goule sur le tableau. Découvrant par l’intermédiaire de son ami Waverly la biographie de Lovecraft, il se rend compte que, comme dans la nouvelle d’origine, l’auteur n’imaginait rien mais utilisait la fiction pour faire prévenir impunément l’humanité du retour de Cthulhu sur une île du Pacifique Sud, R’lyeh.

Trois récits distincts composent la trame de ce roman dédié à Lovecraft. Après Maintenant, Plus tard narre les péripéties d’une veuve courtisée par des gens à la recherche d’un document dissimulé dans la demeure qu’elle vient d’hériter de son ex-mari. Bientôt se déroule dans un futur où le maire de Los Angeles échappe à un attentat, tandis que la menace d’un retour des grands anciens se précise.

En fin connaisseur de l’œuvre de Lovecraft, Robert Bloch utilise les éléments de sa mythologie dans une trame horrifique qui fait de l’écrivain un témoin et un prophète. Aux textes nommément cités s’ajoutent les clins d’œil qu’il disperse, comme l’allusion aux nouvelles où Bloch et Lovecraft s’amusaient à tuer l’autre. Habilement, il décline dans ces fix-up des motifs récurrents, qui renforcent l’unité d’ensemble. Un fil court tout le long des récits, à savoir que s’intéresser au fantastique, à l’étrange ou aux rites mortuaires des sociétés tribales est une manière d’apprivoiser sa peur de la mort. 

Publié chez NéO en 1980 sous le titre de Retour à Arkham, Étranges Éons, tout en cherchant à unifier des pans de son œuvre et à l’inscrire dans la trame du quotidien, est un hommage appuyé au maître de Providence, aussi respectueux que plein de malice.

Élévation

Un jour, Scott Carey s’est mis à maigrir. Le plus étonnant est qu’il a gardé sa corpulence et sa bedaine, qu’il n’est ni fatigué ni diminué. Ce serait même l’inverse : il ne s’est jamais senti aussi en forme et son optimisme va grandissant. Des excès de nourriture n’inversent pas sa perte quotidienne de poids. Plus étonnant encore : nu ou habillé, et même avec des objets dans les mains, l’aiguille de la balance ne change pas. Comme il ne tient pas à être hospitalisé ni à subir des batteries de tests, il consulte un ami médecin à la retraite qui garantit son silence.

Sa vie est sans nuage : les crottes que déposent sur sa pelouse les deux boxers du couple de voisines lors de leur jogging quotidien sont son seul souci. Il a tenté d’en parler à l’une d’elles, Deirdre McComb, mais est fraîchement accueilli par celle-ci, qui interprète sa démarche comme une déclaration de guerre. Scott en comprend la raison : les lesbiennes, mariées de surcroît, ont déjà subi les vexations de la communauté très conformiste de Castle Rock et le restaurant qu’elles ont ouvert à leur arrivée ne survivra vraisemblablement pas à la fin de la saison touristique. Dès lors, malgré l’hostilité de Deirdre, Scott se donne pour mission de faire cesser les préjugés à l’égard des nouvelles venues.

Les deux intrigues finissent par n’en former qu’une, autour du respect d’autrui, Scott continuant à revendiquer une fin de votre tranquille. Dissimulant habilement les menues invraisemblances de la situation, Stephen King s’attache à suivre les conséquences de la perte de poids au fur et à mesure que Scott se rapproche du zéro. Il le fait avec sa sensibilité particulière et l’attention qu’il accorde à ses personnages.

Aucune explication n’est donnée quant au phénomène, laquelle est superflue. Scott Fitzgerald n’en fournissait non plus à L’Étrange Histoire de Benjamin Button, dont la voie se déroulait à rebours. Comme lui, King inverse la trajectoire de l’existence. Au lieu de finir sous terre, son personnage toujours plus léger, est destiné à disparaître dans le ciel.

Rien de tragique ici : l’optimisme de Scott Carey baigne le récit d’une lumière particulière. En même temps qu’il perd du poids, il apprend à se détacher du monde, ce qui pourrait bien être la leçon de vie de cette émouvante histoire, joyeuse et triste à la fois. S’agissant d’une novella, le livre n’a pas l’envergure des pavés du maître, mais il traite son sujet avec finesse et intelligence. Dédié à Richard Matheson, agrémenté d’illustrations de Mark Edward Geyer, c’est un petit bijou qui élève l’esprit et laisse le cœur léger.

Danse avec les lutins

Cela se passe avant le Déluge, sur une Terre peuplée de fééries : ondines, clochettes, sylvains, dryades, elfes, korrigans, farfadets, lutins, ogres et nains, lesquels ont donné par métissage les ograins.

Les premiers chapitres retracent les étapes ayant mené les ograins à occuper une position dominante dans l’écosystème local : les lutins s’inquiètent, avec dans la bouche les aphorismes des sioux Lakota (la terre appartient à nos enfants), de la trop rapide disparition des champignons, même des non comestibles, dans lesquels ils ont choisi de s’installer par sécurité. La liste des griefs est sans appel : « Espèce invasive. Prédation inconsidérée. Peur du manque (…) difficulté à vivre en harmonie avec le voisinage ». L’entente est impossible et la pollution, la confiscation des terres et ressources transformées en valeurs marchandes (« C’est étonnant, cette volonté de donner une allure vaguement légale aux pires forfaitures »), la répression sévère des protestataires assurent la domination des ograins.

Des siècles plus tard, alors que les sylvains se fournissent en Compost’heureux, que les courses sont livrées par farfadet ou lutin, et que les plus démunis s’adressent au Terreau du cœur, le banquier Havecoque VI tente d’amener le marchand d’armes Glloq à relancer son négoce, périclitant depuis qu’il a laissé ses clients exsangues, en en fabriquant de nouveaux… Avant que tout cela ne dérape dans les grandes largeurs.

Comme toujours, Catherine Dufour n’y va pas par quatre chemins. Avec sa verve acide, elle dénonce ici les origines du radicalisme religieux et du terrorisme actuels. Le fait de prendre pour personnages principaux des féeries permet d’inverser le point de vue communément admis dans le monde occidental et de désigner les vrais coupables. Catherine Dufour remonte loin dans le temps et ratisse large pour fustiger politiques et hommes d’affaires. On trouve des citations historiques à peine déguisées (« Vous avez préféré le commerce à la guerre, vous aurez le commerce et la guerre. »), des évènements qu’on reconnaît sans peine comme la situation de guerre suivie d’une commande d’armes auprès d’un vendeur complice, et des réflexions lapidaires qui ne résument que trop bien la situation (« Maintenant que le sang est tiré, il faut le boire »). Tout y passe, avec l’inventivité verbale et le mordant habituels de l’autrice.

Les scènes cocasses vont de la transposition des situations actuelles dans l’univers féérique aux comparaisons et descriptions outrancières (« Le regarder réfléchir était pénible, comme ôter une toute petite écharde avec de gros doigts ») en passant par les calembours improbables. Catherine Dufour se livre à un décryptage de notre société qui, comme pour son atypique Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça, bouscule les idées reçues et renverse les perspectives tout en amusant le lecteur. Traiter de sujets sensibles sous couvert de fantasy permet aussi de faire passer un message autrement inaudible et de toucher un public différent. L’humour ne dissimule cependant pas tout à fait l’indignation de départ, qui affleure sans cesse. En fin de volume est cité la source d’inspiration, un article du Monde qui plaide pour une réécriture d’une histoire du xxe siècle intégrant aussi les récits des perdants. Mission accomplie.

Si on retrouve le ton et la fantaisie du cycle « Quand Les Dieux buvaient », l’humour décoche cette fois des flèches sur des cibles moins générales et consensuelles que le machisme et le conformisme des contes de fées. Il fallait aussi ce courage-là. Même si c’est de façon inattendue avec ce roman drôle à pleurer, sans qu’on sache cependant quel sentiment prédomine.

L’Outsider

La cuvée 2018 de Stephen King a d’abord comme un goût de roman (très) noir. L’Outsider débute par l’enquête menée par les policiers de Flint City — une ville imaginaire de l’Oklahoma, venant enrichir l’atlas kinguien des États-Unis — sur le meurtre de Frank Peterson, onze ans. Sur l’échelle de l’atrocité (si tant est qu’il en existe une), cet homicide atteint le sommet, peut-être même le dépasse. Le garçonnet a été violé avec une extraordinaire brutalité, avant d’être tué de manière aussi violente. De solides indices et témoignages aboutissent à l’arrestation de Terry Maitland, à la plus grande surprise de la population de Flint City. Père de famille exemplaire, enseignant respecté, qui plus est entraîneur de l’équipe junior de base-ball, Maitland était jusque-là tenu dans la plus haute estime communautaire.

L’ombre de James Ellroy plane alors sur L’Outsider : par sa violence hardcore et par sa construction. Le roman prend au début, pour l’essentiel, la forme d’une succession de rapports d’interrogatoires. De cette accumulation d’archives apocryphes résulte une narration languide, faisant de ces premières pages les moins convaincantes du livre. Mais lorsque L’Outsider quitte le domaine du Noir pour s’engager dans celui du roman à énigme, il devient irrésistiblement prenant. La contre-enquête menée par Alec Pelley, le privé diligenté par l’avocat de Maitland, révèle que ce dernier se trouvait à des centaines de kilomètres de Flint City, le jour du crime. Ce dont atteste un indiscutable faisceau de preuves et de témoins, parmi lesquels Harlan Coben himself, surprenante guest-star de L’Outsider. Ainsi placé sous le signe de l’auteur de Ne vous retournez pas, le roman fait encore référence à Agatha Christie et Rex Stout, semblant s’inscrire un peu plus dans le registre du mystère criminel le plus impénétrable…

Mais L’Outsider se détache bientôt de ces divers patronages pour devenir enfin éminemment kinguien. Car ainsi que l’écrit le romancier, s’appropriant une citation fameuse de Conan Doyle : « Une fois que vous avez éliminé le naturel, ce qui reste est forcément surnaturel. » Basculant dans un fantastique haletant et tragique, L’Outsider retrace dès lors la confrontation d’une poignée de défenseurs et défenseuses du Bien avec une incarnation du Mal le plus pur. D’essence démoniaque, celle-ci tire sa force destructrice d’une société étasunienne souffrant de maux quant à eux tout à fait réels. Par touches éparses, L’Outsider dresse le portrait discrètement documentaire d’une Amérique mise à mal par la crise de 2008 et par la présidence Trump. Et dans laquelle les minoritaires — enfants, étrangers, femmes, vieillards — sont les victimes les plus fréquentes d’un Mal se déployant de manière virale. Mais c’est aussi chez ces dominés que King recrute des membres du commando partant à l’assaut du monstre. Comptant notamment un flic latino (Yunel Sablo), le groupe est emmené par Holly Gibney, la véritable héroïne du roman. Empruntant ce beau personnage d’enquêtrice atypique à sa « Trilogie Bill Hodges », King achève ainsi d’inscrire L’Outsider dans sa propre mythologie. Un cru kinguien qui, une fois passée son attaque un peu molle, procure un enivrant plaisir de lecture.

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